L'Algérie de plus près

Ahmed et Djamal Touil : deux frères témoins du massacre du 17 octobre 1961

Par Jacqueline Brenot

Certains anniversaires historiques, dont celui tragiquement célèbre du 17 octobre 1961 à Paris, permettent de rendre hommage aux disparus ou aux témoins d’une époque pas si lointaine où la lutte pour la Liberté, en l’occurrence pour l’Indépendance de l’Algérie.  L’appel du FLN, ce mardi 17 octobre 1961, réunit pacifiquement sur le pavé de la capitale parisienne des hommes et femmes de bonne volonté, travailleurs tout âge confondu, des familles accompagnés de leurs enfants, concernés par la guerre dans leur pays d’origine, soucieux de l’urgence du processus de Cessez-le-feu des Accords d’Evian en cours, bravant le couvre-feu discriminatoire et qui se termina par l’arrestation en une nuit de 12000 personnes et une répression meurtrière de 200 morts, « noyés par balle » dans la Seine, comme le dénoncèrent des journalistes sur le terrain.

C’est le cas, comme le propose chaque année durant octobre, le Centre Culturel Algérien de Paris à travers plusieurs rencontres-hommages, dont cette fois, celle de la militante et écrivaine algérienne Monique Hervo (1929-2023), « en partenariat  avec le Collectif 17 octobre 1961 – Banlieue Nord-Ouest ».

À cette occasion, la soirée de ce jeudi 12 octobre 2023 a été marquée par des témoignages d’amis de la militante, avec des lectures de textes, accompagnés de percussions et de chants, en hommage à son engagement pour l’Algérie durant la guerre de Libération. Mais également, lors des échanges qui ont suivi, par la rencontre de deux témoins de l’époque, deux frères : Ahmed et Djamal Touil, présents lors de cette manifestation, et ayant apporté des photos parues dans la presse de l’époque sur cette nuit du 17 octobre, dont une qui les concerne directement, d’un adolescent seul au milieu de la rue, comme égaré et sidéré. Lesquels, sur ma proposition, ont accepté de répondre à cette interview.

Jacqueline Brenot : Ces photos parues le lendemain dans les quotidiens livrent un témoignage exceptionnel sur les circonstances dramatiques de cette manifestation qui avait réuni une population algérienne de la banlieue nord-ouest de Paris. Pouvez-vous préciser les circonstances de votre présence d’adolescent ?

Ahmed Touil : Le 17 octobre 1961 restera en ma mémoire jusqu’à ma mort. Voici le cours des événements: le 17 octobre 1961, j’étais un adolescent de 13 ans, scolarisé et insouciant. Mes parents sont natifs de Nédroma en Algérie. Quand nous sommes venus en France, j’avais 4 ans en 1952. En ce jour de 17 octobre, nous habitions à Pantin, proche banlieue parisienne, dans un immeuble occupé principalement par des Algériens. Un responsable du FLN nous a ordonné d’aller à Opéra manifester contre le couvre-feu discriminatoire décrété par le Préfet de Police. Nous devions mettre nos plus beaux habits, comme pour un jour officiel. Le choix de l’Opéra étant considéré à l’époque comme le centre de Paris. Ceci, afin que le monde entier sache que des Algériens réclamaient leur liberté.

Nous sommes partis en famille, à l’exception de mes parents, mais arrivés sur les lieux, nous  nous sommes séparés sur les consignes du FLN qui avait demandé aux familles entières de participer à ce rassemblement à la station Opéra. C’est  dans ce contexte, que nous sommes venus accompagnés de mon frère aîné Mohamed (24 ans), ma belle-soeur Salima (21ans) et tonton Cheikh (45 ans). Mon autre grand frère Omar (22ans), ma soeur Karima (19 ans) enceinte de son premier enfant sont partis séparément. Mon petit frère Djamal (3 ans), ici présent ce soir, dans les bras de notre voisine, tenant par la main ma petite soeur Nadjima (7ans) ont pris également le métro. Il faut savoir que la station de taxis près de notre immeuble avait reçu l’ordre officiel de ne prendre aucun Nord-africains ce soir-là.

Quand nous sommes sortis du métro Opéra, les policiers présents ont immédiatement embarqué mon frère aîné, ma belle-sœur Salima et tonton Cheikh dans les « paniers à salade » (fourgons cellulaires).  C’est alors que je me suis retrouvé tout seul, entouré des braves gens de cette manifestation encerclés par des policiers nerveux et hargneux, téléguidés par les services de la Préfecture de Police de Paris. J’étais perdu, paniqué. C’est cet air hagard que l’on voit sur la photo et que le journaliste a mentionné comme un air de boxeur commotionné. Ne sachant plus quoi faire, j’ai perdu spontanément la mémoire. Je ne me souviens absolument pas des photos prises par les journalistes, ni comment je suis rentré chez moi. D’après les rapports du FLN, c’est Police-Secours qui m’a raccompagné chez moi à Pantin… Le seul souvenir qui subsiste, est le lendemain en allant à l’école primaire. Tous les instituteurs m’attendaient car ils avaient vu la fameuse photo que j’ignorais. Seul mon instituteur m’a fait la remarque : « Alors, Monsieur Ahmed, on fait de la politique?! … » J’ai haussé les épaules et j’ai rejoint mes camarades dans la cour de récréation. C’est un peu plus tard que j’ai compris la remarque. Quand je suis rentré pour déjeuner, ma grande soeur m’a montré les photos du journal « France-soir » de la veille du mardi 17 octobre et j’ai découvert ma présence sur la photo, seul, au milieu de la foule des manifestants. En fait, ce sont les voisins qui avaient découvert ma photo en achetant le journal « France-Soir » et qui l’en ont informée. Et elle est allée l’acheter pour me le montrer.

C’est à partir de ce moment-là et peu après que j’ai décidé de ne jamais prendre la nationalité française pour honorer la mémoire de nos vaillants héros morts durant cette nuit-là pour que vive l’Algérie éternelle.   

De justesse, sans doute, votre famille ou vous-même, avez échappé à la mort par noyade, telle qu’elle fut pratiquée ce soir-là par les forces de répression en présence. Pouvez-vous évoqué les faits qui ont suivi, tels qu’ils se sont déroulés pour les vôtres et vous-même?

Cette partie-là a été racontée par mon défunt frère Mohamed. Pendant que j’errais seul, comme je viens de le raconter, l’autre partie de la famille arrêtée par les policiers, s’est retrouvée dans « le panier en salade » de la Police qui les ont conduits en direction de la Seine. Arrivés sur les lieux, ces policiers et les personnes arrêtées ont été interceptés par les CRS qui leur ont demandé ce qu’ils faisaient là. Un des policiers a répondu qu’ils allaient procéder au contrôle des identités. Sans doute conscients du drame qui risquait de se passer, les CRS ont signalé que le Commissariat était dans le sens opposé et leur ont demandé de rebrousser chemin. Le grand frère réalisa plus tard que les CRS leur avaient sauvé la vie. A partir de ce jour-là, Mohamed a toujours respecté les CRS comme ceux qui maintenaient l’ordre contre les dérives.

Pouvez-vous relater le déroulement de cette manifestation qui avait débuté comme un rassemblement pacifique pour demander aux autorités de l’époque les mêmes droits de manifester et demander la paix en Algérie?

En fait, étant seul au milieu de la foule des manifestants, j’étais perdu, je ne sais plus ce qui s’est passé, j’ai été frappé d’amnésie. Mon frère âgé de 3 ans, porté dans les bras de notre voisine Saleha, se souvient dans les couloirs sombres du métro de la présence inquiétante des policiers qui attendaient les manifestants, sans doute pour nous empêcher de sortir du métro et stopper la manifestation. Il se souvient avoir hurlé de peur pendant des heures.

Avez-vous eu l’occasion de rencontrer plus tard la militante et écrivaine Monique Hervo pour laquelle nous sommes réunis ce soir au CCA?

J’aurais voulu la connaître, mais je ne l’ai jamais rencontrée. J’ai eu l’occasion de la découvrir à travers des interviews données sur les médias, quand elle recevait les journalistes dans sa caravane qui lui servait de domicile à Romilly-sur -Seine.

Ce privilège de pouvoir témoigner encore aujourd’hui n’est-il pas l’occasion pour vous d’écrire un ouvrage sur cette nuit du 17 octobre et le contexte de l’époque pour les jeunes générations?

On me l’a souvent conseillé, mais le traumatisme du moment reste une entrave. Je suis cependant ravi de pouvoir témoigner pour un journal qui paraîtra en Algérie.

J. B.

 Propos exclusifs recueillis auprès des frères Ahmed et Djamal Touil

2 thoughts on “Ahmed et Djamal Touil : deux frères témoins du massacre du 17 octobre 1961”
  1. J’avais un parent qui était émigré et qui vivait à Paris à l’époque. J’étais âgée de près de 10 ans. Horrifiéeje l’ai entendu conter les manifestations du 17 octobre et les exécutions des manifestants par armes à feu puis jetés dans la seine.
    Que de souvenirs douloureux sont enfuis dans mon triste besace.

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