Au printemps 2006, les circonstances nous ont fait rencontrer plusieurs citoyens à Skikda qui se souviennent encore du 20 août 1955 et des journées sanglantes qui ont suivi l’insurrection déclenchée par Zighoud Youcef. Certains avaient pris part à l’attaque, d’autres, trop jeunes à l’époque, se rappellent seulement de la féroce répression qui s’est abattue sur la population civile arabe. La plupart habitent Filfila, où eurent lieu des attaques ciblées contre le village d’El Alia et sa mine de fer, et Filfila où se trouve la mine de marbre. Leurs témoignages renseignent sur une page d’histoire que la mémoire collective skikdie garde encore intacte. Écoutons-les.
Nouar Nafaa, moudjahid : « Ma mère a été poignardée à mort par un harki »
Né en 1933, il a été parmi les moudjahidine ayant participé à l’attaque d’El Alia. Originaire de Filfila, il vivait à Skikda au moment il nous a livrés ce témoignage : «Je faisais partie du groupe qui a attaqué le village de mineurs d’El Alia. À midi, heure de l’attaque, notre groupe s’est pointé à l’entrée du village. Il ne fallait pas que les Européens donnent l’alerte car le poste militaire était à peine éloigné de 7 kilomètres. J’avoue que j’ai égorgé de mes propres mains une femme au moment où elle était affairée à cuire du poisson. Après, j’ai mangé du poisson frit encore chaud. Dans ces moments-là, une fois qu’on franchit le pas, on n’est plus nous-mêmes. Oui, j’ai mangé le poisson qu’elle a fait frire. Je me rappelle aussi des Français qui habitaient El Alia. Il y avait MM. Bertini, Revenu, le directeur de la mine, Pescoudou… C’est Boudrouma Mokhtar (il dépassait les 88 ans en 2006) qui a tiré sur Bertini qui passait sur sa moto : la balle a touché le fils de ce dernier (13 ans) qui était assis à l’arrière. Je viens souvent à El Alia où je cultive une parcelle de terre que mes parents m’ont léguée du côté de la cité préfabriqué “Cissel”, et à chaque fois, le souvenir de ces journées douloureuses me revient. Après l’attaque, l’armée française a encerclé toute la zone comprise entre Jeanne d’Arc et Guerbes, tuant tous les Arabes. Ma mère a été poignardée à mort par un harki qui a su que j’étais parmi les éléments de l’ALN qui ont mené l’attaque contre El Alia.»
Habel Ameur, ex-ouvrier à la mine de fer : « 124 Sétifiens sont morts ce jour-là à El Alia »
Habel Ameur avait 33 ans en 1955. Doyen de la communauté des «Sétifiens» d’El Alia, il a assisté à l’attaque sans savoir ce qui se passait réellement puisque, comme les autres membres de sa communauté, personne ne l’a avisé de ce qui allait se passer. On appelle «Sétifiens» toutes ces familles originaires des villes et villages dépendant de l’ex-département de Sétif.
Habel est natif de Magra. Il affirme qu’il est arrivé à Skikda en 1940 : “J’avais alors 17 ans. Les Sétifiens ne sont pas venus à Skikda après les événements du 8 mai 1945, c’est faux. Les premiers d’entre nous sont arrivés à l’ouverture de la mine, soit avant la Seconde Guerre mondiale. Pour revenir aux événements du 20 Août 1955, il y avait des rumeurs sur les fellagas, sur l’imminence d’une grande opération militaire mais ce n’était que des rumeurs. Le 20 août 1955, j’ai pris le chemin de la mine vers 11h. J’habitais sur les hauteurs du village El Alia, dans un des nombreux gourbis que nous occupions à l’époque. En pénétrant dans la mine, j’ai remarqué que beaucoup d’ouvriers natifs de la région étaient absents. On a vu des hommes arriver en armes (c’est le groupe dirigé par Bouhedja Ali, chargé d’attaquer la centrale). Ils tirent sur M. Rivière. M. Enzo, qui a compris qu’il s’agissait de fellagas, a pris la fuite, jetant au passage une énorme clé qu’il tenait dans la main. On était terrorisés. Personne d’entre nous n’osait bouger de son poste de travail.
Prenant notre courage à deux mains, nous sommes sortis à sept de la galerie pour nous inquiéter de nos familles. En atteignant le village, j’ai remarqué une indescriptible pagaille. Des cris, des gens qui couraient dans toutes les directions, nos femmes (les femmes des Sétifiens) qui poussaient des youyous, la fumée enveloppait le village. J’ai rejoint ma femme et mes enfants, j’ai dit à mon neveu de ne pas rester sur les lieux et de se diriger vers la montagne, loin de la tuerie. Je suis ensuite descendu au village, j’ai vu qu’ils ont tué des bébés, des enfants, des femmes. Un homme me fait savoir que mon neveu a emmené ma famille chez quelqu’un de notre communauté dont la maison se trouve sur les hauteurs d’El Alia, près du château d’eau. C’était une erreur fatale qu’il venait de commettre, parce que, à ce moment, les militaires sont arrivés aux portes du village et des avions ont commencé à tirer sur les gens. J’ai rejoint très vite la maison de ce parent et là, il fallait convaincre tout le monde de fuir. Mon neveu s’y est opposé, il ne voulait pas que je sorte de peur qu’on m’abatte. Je l’ai giflé en lui disant que c’est à cause de lui que nous nous sommes retrouvés dans cette situation. J’ai franchi le pas de la porte portant dans mes bras ma fille. Ma femme s’est chargée de notre garçon. Nous avons progressé le long des haies avant de pénétrer dans le maquis. Nous sommes restés trois jours cachés dans la forêt, nous avons ensuite progressé vers le sud, marchant de nuit, nous reposant le jour.
À Azzaba (ex-Jemmapes), Gaïd Mahmoud nous a donné de l’argent pour payer le ticket de train pour les femmes et les enfants qui devaient rejoindre Sétif. Moi, j’ai marché jusqu’à Magra (50 kilomètres au nord-est de M’sila) ; mon voyage a duré 7 jours. J’avais en poche, fort heureusement, 5 000 francs anciens qui m’ont permis de vivre. Je ne suis retourné à El Alia qu’en 1964. 124 Sétifiens sont morts ce jour-là, victimes de la répression sauvage qui s’est abattue sur la population. Parmi eux, il y avait beaucoup de femmes et d’enfants. Beaucoup de Sétifiens, croyant qu’ils étaient innocents, qu’ils n’avaient rien à se reprocher, puisqu’ils n’avaient pas participé à l’attaque, n’ont pas fui. Ils ont été tout simplement massacrés parce que la France n’a pas fait de différence entre les coupables et les innocents.»
Boudrouma Sobhi, moudjahid : « C’est un commandant militaire qui nous a fait libérer »
Né en 1931, M. Boudrouma habite à Larbi Ben M’hidi (Jeanne d’Arc). Originaire du lieudit Oued Leksab, à 4 kilomètres de Filfila, cet ancien moudjahid a participé le 20 août 1955 à l’attaque de la ville de Skikda. «Les ordres étaient de tuer tous les Européens qu’on rencontrerait dans la rue et les collaborateurs arabes. J’étais armé d’une hache, comme beaucoup d’assaillants. J’ai été pris dans la rafle qui a suivi, puis transféré au stade Cuttoli, à Bab Ksomtina (La porte de Constantine). Le stade existe encore. Là se faisait l’interrogatoire et le tri. Ceux qui ont été emmenés par camion ont été fusillés au stade municipal. Beaucoup d’Européens, ayant compris le sort qui attendait les Arabes, sont venus s’inquiéter de gens qu’ils connaissaient. Beaucoup d’entre nous ont été sauvés d’une mort certaine, grâce justement à ces Européens qui ont intervenu pour leurs employés, leurs voisins, des gens qu’ils connaissaient… Le troisème jour de notre détention, alors qu’on devait nous embarquer pour le stade municipal, un militaire est arrivé. C’était, je crois, un commandant, qui était furieux contre les soldats. «Ce sont des civils, des ouvriers, des paysans. Si jamais vous les tuez, qui va traire les vaches, qui va travailler dans les fermes ?», a-t-il dit. C’est grâce à lui qu’on nous a libérés.»
Hamouda Tourki, citoyen : « Nous avons passé un mois à errer dans la forêt »
Retraité, âgé de 61 ans au moment où nous l’avons interrogé, Hamouda Tourki dit avoir vécu des moments d’effroi comme l’ensemble de la population de Filfila. Il habite toujours cette localité d’où sa famille est originaire. «Le 20 août 1955, j’avais 11 ans, et j’habitais juste à côté d’El Alia, pratiquement sur les collines d’en face, du côté ouest, où sont les terres de mes parents. Petit, j’allais souvent à El Alia et je me rappelle encore des gens de là-bas. Je connais bien M. Bertini, un homme fort et vigoureux qui parle très bien l’arabe. Quand il me rencontrait avec d’autres gamins et parce qu’il connaissait mon père, il me disait, en arabe : «Il ne faut plus faire le berger, faut t’enfuir de chez tes parents et allez à l’école faire des études. Ton avenir, mon fils, est dans les études.» Je n’ai pas suivi son conseil, et comment le pourrais-je à l’époque. Je n’ai jamais mis les pieds à l’école et c’est dommage. Le 20 août donc, j’ai vu des flammes et de la fumée, j’ai entendu quelques coups de feu… Nous avons quitté notre douar, et nous avons passé un mois à errer dans la forêt ; on était nombreux. Il y avait des femmes, des enfants, des hommes âgés… Quand les avions français ont commencé à tournoyer régulièrement au-dessus de nos têtes, l’un des chefs a décidé qu’il fallait nous cacher dans une galerie désaffectée de la mine. Nous y avons passé trois jours, on suffoquait par manque d’aération,on était dans l’obscurité totale et dans l’humidité. La faim nous tenaillait, et je me souviens que chacun de nous prenait deux cuillers de couscous d’orge, une le matin, l’autre le soir. Pour calmer la faim, on mangeait des racines, des baies, des fruits sauvages… Ce n’est que lorsque tout s’est tassé qu’on a rejoint notre douar.»
Merbaï Mohamed, citoyen : « J’ai vu une femme courir puis s’arrêter subitement »
Né en 1950, il avait donc cinq ans quand eut lieu l’attaque à partir d’El Kobia. Il habitait le bidonville y attenant, à côté du cimetière musulman. Il se rappelle des coups de feu, des flammes qui ont dévoré les gourbis. «De la porte entrouverte de notre gourbi, j’ai vu le canon d’une arme à feu. J’ai vu des personnes qui couraient. On tirait de partout. J’ai vu une femme courir puis s’arrêter subitement. Elle tomba ensuite. Sa chute était lente, très lente, comme dans les anciens westerns. Ma mère m’a dit de me cacher, elle me jeta sous le lit où reposait mon frère aîné, malade ce jour-là. Sous le lit se trouvait un bidon rempli de figues de Barbarie…
Quelques instants plus tard, mon père fit irruption dans la maison, accompagné par son patron européen et la femme de ce dernier. Le patron nous fit monter dans sa camionnette et nous emmena chez lui, à la rue Capitaine Drouin (actuellement Mostafa Adjekim), sur les hauteurs de la ville. Mon père nous a racontés par la suite que lorsqu’il avait vu les flammes et la fumée du côté d’El Kobia, et sachant ce qui se passait dans la basse ville, il a pris son vélo pour nous rejoindre sans demander l’autorisation de son patron et malgré le risque de se faire tuer. Ce dernier ayant vu mon père dévaler à toute vitesse les escaliers qui mènent vers la rue Jugurtha, a pris sa camionnette, fait monter sa femme à ses côtés et est parti l’intercepter au niveau de Bab Ksomtina. Il le prend avec lui et fonce vers El Kobia. Il nous a ainsi sauvés la vie.»
« Personne n’avait eu pas vent de l’insurrection »
D’autres citoyens nous ont raconté cette terrible journée qui les a traumatisés à jamais. Rabah, 95 ans aujourd’hui, se rappelle de deux de ses voisins à Djenane El Aneb, dans l’actuelle commune de Béni Béchir, près de Skikda. « J’étais affairé avec mon père à battre le blé, il nous fallait rentrer le grain pour éviter les ondées subites du mois d’août quand deux voisins, qui se rendaient en ville, m’ont proposé de les rejoindre. J’ai décliné l’offre ne pouvant laisser mon père seul. Je ne savais pas que ce sera la dernière fois que je les verrais », raconte-t-il.
Il poursuit : « Le jour-même, dans l’après-midi, la répression a débuté de manière féroce, des avions ont sillonné le ciel, de la fumée s’élevait de partout. Du cimetière de Sidi Soltane ou des hauteurs du « kef el mafrouch », on pouvait voir la ville mais on ne savait pas ce qui s’y déroulait. Il a fallu attendre la tombée de la nuit pour que des nouvelles effrayantes nous parviennent des rares survivants qui ont réussi à échapper à la tuerie. Ils nous ont pressé de fuir car, disaient-ils, les français tuaient toute personne qu’ils rencontraient sur leur chemin… »
Il ajoute : « Pour les habitants du hameau et des douars alentour, c’est la peur panique. Des familles ont passé la nuit dans les maquis, loin des routes et des pistes. Nous avons quitté nos maisons de peur des représailles. Et cette situation a duré plusieurs jours. Ce sont les gens du «Nidham» (l’organisation naissante du FLN) qui ont fait circuler le mot d’ordre de rentrer chez eux après l’accalmie. »
Rabah explique que lui et son épouse faisaient partie du «nidham», tous deux participaient aux réunions secrètes qui se tenaient régulièrement avant le déclenchement de la révolution. « Des militants animaient ces rencontres au cours desquelles ils évoquaient l’histoire de notre pays et de la nécessité de se libérer du colonialisme, en insistant sur le fait que si on vivait dans la misère, c’est parce que la France nous a dépossédés de notre terre et de notre pays. Cependant, ni moi ni mon épouse et encore moins les familles comptant des maquisards dans leurs rangs n’avons eu vent de l’insurrection du 20 août 1955. »
Hocine Laïb, ouvrier agricole au moment des faits : « Je suis sorti vivant de la fosse commune »
Raison qui explique certainement ce qu’il est arrivé à un de ses cousins, Hocine, plus âgé que lui de trois à quatre années. Employé chez un colon exploitant plusieurs centaines d’hectares de vignes, d’orangers, de pêchers et d’oliviers, Hocine s’était rendu très tôt ce samedi 20 août à Skikda (Philippeville à l’époque) pour des achats. À midi, au moment où il s’apprêtait à rentrer chez lui éclatèrent subitement les émeutes.
Il témoigne : « C’est la confusion totale en ville. Les crépitements d’armes se firent entendre de partout, les gens dévalaient les rues de la Souika, le quartier arabe, des groupes compacts prennent d’assaut la rue principale où se concentrent les commerces des européens. Armés de haches, de serpes et d’objets tranchants, les émeutiers ne purent finalement rien contre les armes automatiques des policiers, militaires et colons. Postés sur leurs balcons, des colons tiraient sur la foule, au hasard, faisant des centaines de victimes. J’ai pu échapper aux tirs en me réfugiant dans un café maure. »
Il n’y demeura pas très longtemps : « Des militaires ont défoncé la porte du café et nous ont fait sortir. Nous avons été emmenés ensuite, les mains sur la tête, au stade près de la maison de l’artisanat. C’était le « tri ». De là, on nous a fait marcher jusqu’au stade Cuttoli. Je vous épargne les détails. On m’a aligné avec un groupe de gens devant une fosse fraichement creusée par un bulldozer. En face, à quelque mètres, des soldats avaient placé des mitrailleuses 24. A cet instant, j’ai dit la chahada et où je fermais les yeux, les rafales sont parties. J’ai été déséquilibré par une malheureuse victime qui se trouvait juste à mes côtés et entrainé dans la fosse avec lui et les autres. Je suis resté longtemps allongé, incapable de bouger à cause des fortes émotions qui m’étreignaient. Je ne ressentais aucune douleur ou brûlure sur le corps. J’ai réalisé que je n’ai pas été touché par les balles. Mais que faire pour échapper à cet enfer ? J’ai attendu la nuit pour me glisser discrètement hors de la fosse, j’ai rampé sur plusieurs mètres avant de rejoindre les premiers vergers à la sortie de la ville. Là, j’ai longé l’oued Saf-Saf, en évitant les fermes des colons. J’ai marché ainsi jusqu’à Djenane El Aneb où personne ne m’attendait. Tout le monde me croyait mort, gisant parmi les milliers de gens tués dans l’enceinte du stade municipal. »
Témoignages recueillis par Ali Laïb
2 thoughts on “20 août 1955 : des témoins du massacre racontent”
Les dates anniversaires ce sont des moments importants qui nous permettent de recueillir des témoignages réels pour l’écriture de l’histoire. Merci à
l’équipe du Chélif d’y contribuer
Nous avons dès le début de notre aventure intellectuelle choisi de promouvoir la région du centre-ouest sur tous les plans. L’histoire, nous essayons de l’écrire avec les gens qui veulent bien parler, en particulier les moudjahidine, les intellectuels et la population locale. Nous essayons d’impliquer l’université, mais c’est presque impossible. Enfin, nous ne baissons pas les bras et nous poursuivrons notre mission avec l’aide et le soutien des hommes et femmes de bonne volonté.