L'Algérie de plus près

Mohammed Guétarni, docteur ès-lettres : « Substituer l’anglais au française est un projet envisageable… mais pas dans l’immédiat »

Le débat sur l’adoption de l’anglais comme langue d’enseignement à l’université n’est pas près de prendre fin. Surtout que les avis des enseignants concernés sont diamétralement opposés. Il en est qui applaudissent à la décision, considérant les conditions réunies pour franchir le Rubicon, alors que d’autres penchent pour une concertation élargie sur les voies et moyens à mettre en œuvre avant d’entamer l’opération. Questionné à ce propos, le professeur Mohammed Guétarni, docteur ès-lettres et enseignant de langue française à l’université de Chlef, donne son point de vue. Écoutons-le.

Le Chélif : Pr Guétarni, l’Algérie dispose-t-elle vraiment de capacités pour imposer l’anglais comme langue d’enseignement à l’université ? Si l’on considère le nombre de facultés, d’instituts et d’écoles supérieures, combien faudrait-il d’enseignants maitrisant véritablement la langue de Shakespeare pour mener à bien l’opération ?

Mohammed Guétarni : Il n’est un secret pour personne que l’élite intellectuelle algérienne de très haut niveau formée, pourtant en français et dans les universités algériennes, a pris la poudre d’escampette pour s’établir, définitivement, dans un ailleurs meilleur, souvent à contre cœur et/ou contre son gré mais peu contre l’argent. Nos élites se sont installées en Occident pour la plupart parce qu’elles ne sont pas considérées chez elles, à l’instar des pays qui adorent le savoir et vénèrent le savant. En Chine, par exemple, «le Mandarin est un personnage important et influent dans son milieu, en particulier, le professeur d’université en sa qualité de haute autorité morale et scientifique.»

Imposer l’anglais comme langue de substitution dans l’enseignement supérieur en remplacement au français est, pour l’heure, une chimère qui relève du comique politique caractérisé. D’ailleurs, tout comme le LMD qui est reconnu, aujourd’hui, partout et par tous, comme un échec cuisant pour l’université algérienne. L’Algérie est un pays francophone et non anglophone. Autrement dit, «l’Université algérienne veut abandonner la proie pour courir derrière son ombre.» Si le pays est vidé de sa matière grise, que lui reste-il pour mener un tant soit peu bien une pareille entreprise intellectuelle des plus délicates à la limite du délictuel ? C’est une réalité, hélas, amère que nous connaissons tous et nous fait souffrir en silence dans nos cœurs, nos corps et nos âmes parce qu’émanant des hommes de «peu» au lieu d’être étudiée par des experts indépendants issus du monde merveilleux du Savoir. Tous les dirigeants politiques savent, pertinemment, que les professeurs compétents manquent cruellement dans nos universités si bien que l’on fait appel à la vacation. Personne n’ignore qu’une université qui fonctionne avec des vacataires autant vaut qu’elle ferme ses portes et/ou doit être affectée à d’autres services mieux rentables que l’enseignement.

Avant de penser à la formation des étudiants, faudrait-il, d’abord, réfléchir aux capacités d’accueil des établissements universitaires et aussi et surtout au personnel pédagogique s’il est en nombre suffisant et ses compétences requises pour recevoir et dispenser un enseignement de qualité. Par ce dernier, j’entends le nombre réduit des groupes d’apprenants pour permettre aux enseignants de procéder aux « interrogations surprises » à même de forcer ‘’pédagogiquement’’ la cadence à œuvrer pour l’acquisition, à la perfection, de la langue cible même s’ils ne maîtrisent pas les deux autres langues arabe et française. Une « anglicisation » à la hâte aboutira, sans nul doute, aux mêmes résultats répétitifs de l’arabisation sauvage des années Boumediene : négatifs. Avant de prendre une telle décision exécutoire, il appartient aux décideurs de « tourner sept (7) fois leurs esprits dans leurs cerveaux » avant de prendre une telle décision qui risquerait de compromettre l’avenir du pays et le mener vers le suicide intellectuel collectif des plus criminels, sinon des plus aberrants à l’encontre de nos enfants. 

Selon vus, les décideurs devraient éviter la précipitation et réviser sereinement leur copie  ?

Les politiques, qui ont la charge de la gestion du pays, ne doivent jamais perdre de vue que l’Université n’est pas seulement murs, tables et chaises. Elle est la moelle épinière de toute Nation évoluée, civilisée, instruite dans le temps et dans l’espace. Elle est le noyau végétatif du système intellectuel qui pilote l’avenir de la société algérienne dans son ensemble pour la mener à bon port. De ce fait, elle est le centre de gravité autour duquel tous les autres corps sociaux se meuvent de par son importance capitale dans le pays. De par son rôle prédominant, elle devient l’institution publique névralgique autour de laquelle pivote la nation. Toucher à l’intégrité intellectuelle de l’Université serait porter atteinte à l’intégrité morale des générations présentes et à venir. Le niveau de civilisation d’un pays, dans le temps et dans l’espace, se mesure selon son degré de la perfectibilité de son enseignement supérieur et du statut de son professeur au sein de sa société. Ce dernier serait le miroir de sa technicité : découvertes, inventions, innovations deviennent le quotidien de ce pays. Il est vrai que l’enfant peut, tôt, acquérir une langue étrangère avec une relative aisance à condition que le formateur soit compétent et très pédagogue et aussi avoir les moyens de le réaliser.    

L’enseignement en anglais va-t-il se limiter à la terminologie, à la traduction des contenus ou, vraiment, à l’enseignement des modules dans la langue de Shakespeare ?

L’enseignement d’une langue étrangère ne se contente pas d’une simple translation d’idées ou de textes de la langue source vers une langue cible ou inversement. Elle exige de l’enseignant une parfaite maîtrise des deux langues. Ce qui n’est pas toujours le cas. Apprendre une langue, c’est apprendre une civilisation étrangère et sa culture qui sont les deux vecteurs d’une courroie de transmission du message.

Dans le même ordre d’idées, nos étudiants sont-ils en mesure de suivre des cours en anglais, alors qu’ils peinent à maitriser la langue arabe classique et le français, cette dernière langue étant enseigné pourtant dès la 3ème année primaire ?

Côté personnel pédagogique, il existe des professeurs d’université qui dispensent leurs cours d’anglais en arabe. Cela paraît exagéré. Non. Parfois, c’est la réalité qui exagère par réalité. Comment peut-on enseigner une langue étrangère, (l’anglais, en l’occurrence) avec de pareils enseignants ? De même qu’ils parlent à leurs étudiants, dans l’enceinte de l’université, dans leur langue maternelle. Soit, l’arabe dialectal et non celui d’El Moutanabbi. Ce qui est l’aberration même. L’anglicisation de l’université algérienne, à mon humble avis, ne doit pas être programmée pour la prochaine décennie. Un pareil projet doit être suffisamment mûri avant passer à sa réalisation.

Certes, je trouve intéressant d’enseigner tôt une deuxième langue étrangère en bas âge, pour être au rendez-vous avec la mondialisation culturelle mais… avec méthodologie et circonspection et non par populisme et/ou simplement pour faire bonne figure juste pour plaire à l’Occident. La seconde langue étrangère peut se faire à partir de la 1ère année moyenne. L’esprit de l’enfant n’est pas une hôte où l’on y fourre tout et n’importe quoi car l’enfant d’aujourd’hui sera l’adulte de demain. Et… demain commence aujourd’hui. Il faut, aussi lui apprendre des activités annexes (sport, musique, dessin…). Il ne faut pas y aller à cadence forcée mais avec tact. Substituer l’anglais au française est, peut-être, un projet envisageable mais pas dans l’immédiat parce qu’il faut suivre un rythme harmonieux pour l’apprenant. Sur les trois langues (arabe, français, anglais), il faut impérativement lui inculquer une langue basique de réflexion à partir de laquelle il développe ses compétences cognitives. Celle-ci ne peut être que sa langue d’enseignement, soit l’arabe classique. Avoir d’autres langues qui lui servent de références pour enrichir ses connaissances serait un mieux ajouté au bien pour varier et diversifier ses connaissances.

Si l’on braque les efforts sur l’enseignement de l’Anglais, quels en seraient les impacts sur l’avenir des langues natives, notamment de Tamazight ?

Les langues natives (kabyle, chaouie, targui…) constituent des dialectes maternels qu’il faut préserver et empêcher leur disparition en les consolidant car ils font partie, non seulement de la culture, mais aussi et surtout de l’Histoire millénaire du pays. Cependant, il ne faut point les amalgamer avec des considérations d’ordre ethnique et/ou idéologique. Nous sommes tous Algériens égaux «NORMALEMENT» en droits et en devoirs. Elles ne doivent aucunement nous diviser ni disparaître du patrimoine culturel national. Seule la langue nationale unit les peuples. L’exemple de Tamazight en Algérie est édifiant. S’il est reconnu officiellement, il n’est pas exempt de quelques tares en raison de ses formes diverses et variées quant à sa graphie qui n’est pas unifiée. Elle semble tanguer entre les langues arabe et latine. Cependant, avant de trouver un consensus, la technologie progresse sans nous. Continuerons-nous à patauger, encore et encore et pour d’autres décennies, dans des querelles byzantines séculaires creuses et stériles entre partisans et opposants pendant que les autres nations séculaires se développent, évoluent, avancent, progressent ?     

Pensez-vous que les nouvelles générations d’algériens vont, dans quelques années, maitriser à la fois l’arabe, l’anglais, le tamazight et le français ?

Si dans quelques années, les nouvelles générations d’Algériens maitrisent toutes ces langues, cela seul l’avenir nous le dira. Nos aînés ne sont pas plus intelligents que nous… ni nous plus que nos enfants. Il suffit d’être méthodique dans l’art de transmettre les connaissances, encourager les apprenants à avoir un esprit scientifique curieux et pratiquer régulièrement la langue de la science et le but sera atteint.

Votre dernier mot ?

En conclusion, le but de l’anglicisation de l’université algérienne nécessite plus d’éclairage parce qu’il n’est pas suffisamment expliqué comme le LMD à son époque. Il manque la sensibilisation et, surtout, le dialogue, la confiance, l’honnêteté dans l’intention et la franchise dans les propos. On doit, donc, avancer doucement et sûrement sur un terrain ferme et non lisse en expliquant les vraies raisons de cette anglicisation et être convainquant pour que la communauté universitaire y adhère avec conviction. Si angliciser l’Université algérienne parce que l’anglais est la langue des États-Unis, je préfère garder ma francisation que je maîtrise en application au sage adage : «Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.»

À bon entendeur, salut !

Propos recueillis par Ali Laïb

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