Par Youcef Elmeddah
« Le cinéma en tant que rêve, le cinéma en tant que musique. Aucun art ne traverse, comme le cinéma, directement notre conscience diurne pour toucher à nos sentiments, au fond de la chambre crépusculaire de notre âme. » Ingmar Bergman
Douera. Jeudi 15 juin 2023. Il était presque midi quand je suis passé, presque par hasard, devant un des cinémas de ce bourg sans âme qui grouille sous les très nombreux commerces. Un spectacle désolant s’offrait à moi. J’étais tellement choqué, tellement peiné que j’ai pris quelques photos des lieux sans faire attention à un homme adossé au mur qui m’a accosté :
– C’est triste hein ?
– Et comment ! Vous êtes du quartier ?
– Oui j’habite juste ici et j’ai connu ce cinéma fonctionnel
– Depuis quand il est dans cet état ?
– Je suis incapable de vous dire quand exactement… Les années 70, 80 …
– Il était fréquenté ?
– Très fréquenté comme tous les cinémas algériens. La place du balcon était à 2,5 DA et la place en orchestre 1,80 DA de mémoire. La programmation était très riche. Il y avait de tout : des films d’action, de l’hindou, de l’égyptien, du français, de l’américain, de l’algérien. Je me souviens qu’avant le film, on passait les « actualités », puis les « prochainement » suivis par un entracte pendant lequel on achetait des friandises, popcorn et autres eskimos. Lorsque quelqu’un arrivait en retard, il y avait un ouvreur qui était chargé de le placer dans le noir avec sa lampe électrique. Le projectionniste, le revendeur et le coupeur de tickets… tout le personnel du cinéma était connu par les cinéphiles. Sans oublier la vente des bandes dessinées aux abords de certains cinémas (Blek le Roc, Akim, Zembla, Tartine…)
– …
– Gardons espoir. Il y a quelques semaines j’ai vu une délégation du ministère de la culture venir inspecter l’état des lieux de ce cinéma. Qui sait ?
Au vu des photos, on peut aisément imaginer cette salle dans ses moments de splendeurs et l’ambiance qui y régnait.
458 salles dans les années soixante
Dans un document du ministère de la culture datant de 2005, on peut lire que l’ « engouement des algériens pour le septième art que le réseau a atteint le chiffre de 458 salles de cinéma au début des années soixante. Plus que le Royaume Uni, trois fois le nombre de salles du Maroc et la Tunisie réunis, mais aussi de l’Égypte, malgré son industrie florissante.
Les salles ont été nationalisées en 1963. La distribution l’a été en 1969. Ce qui n’a pas empêché le cinéma de continuer à vivre sur ses propres fonds ».
Et ce même document de préciser « Le parc (..) a subi les glissements de la réglementation de 1967 qui a concédé ces espaces aux collectivités locales avec :
– Fermeture de la majorité des salles.
– Installation d’appareils de projection vidéo.
– Détournement des espaces pour d’autres commerces.
– Fraude sur la billetterie.
– Non-respect de la réglementation notamment en matière de normes de contenu.
Avec les récentes rénovations, une trentaine de salles sont en mesure actuellement de projeter des films en 35mm, dont des salles de répertoire du CAC cinémathèque qui ne font pas appel aux films commerciaux et n’alimentent donc pas le Fonds d’aide ».
La descente aux enfers des salles de cinémas concerne la totalité du territoire national. Pas une ville n’a échappé à la fermeture, l’abandon, la dégradation ou la transformation des salles de cinémas en mosquées, bibliothèques, salles de fête ou même fastfood.
Sur la cinquantaine de cinémas que comptait la capitale, il ne subsiste plus qu’une dizaine de salles fonctionnelles dont la cinémathèque qui, miraculeusement, a résisté et échappé au marasme.
Dans son ouvrage, Nourreddine Louhal, journaliste et auteur de « Sauvons nos salles de cinéma », Éditions Aframed, 2019, dénonçait violemment et en ces termes cette gabegie :
«Les forces de l’obscurantisme n’auraient pas fait mieux que les pouvoirs publics (…). Pour ce faire, l’acte de désistement sur la gérance de nos salles de cinéma fut d’abord étayé par une circulaire interministérielle signée de part et d’autre par les départements ministériels de la Culture, des Finances et de l’Intérieur, dont les «entendus» facilitèrent ainsi au privé l’accès à la gestion. Alors, et au lieu que ces salles soient octroyées aux gens du septième art et aux intermittents du spectacle regroupés en coopérative, au contraire l’instance délibérante des conseils municipaux approuva en l’an de grâce de 1983 et à main levée, la gestion au profit d »’obscurs » repreneurs qui n’en demandaient pas tant ! »
La mort annoncée des salles de cinéma, dans les années soixante, va être précipitée depuis lors. Les salles sont désormais reléguées au rang des antiquités et, pour bon nombre d’entre elles, carrément menacées de destruction ou détournées de leur vocation. »
On en est là ! Combien de jeunes de moins de 30 ans ont mis les pieds dans une vraie salle de cinéma ou dans un théâtre ?
Une industrie du cinéma sans salles de cinéma ?
Le ministère de la culture et des arts aurait promulgué, en janvier 2023, un cahier de charges relatif à l’exploitation et à la gestion par les privés, des salles de cinéma dont il ne m’a pas été possible d’en voir le contenu. Il aurait concerné une douzaine de cinémas au travers neuf wilayas. Sur le site du ministère, pratiquement aucune rubrique n’est consacrée au cinéma et donc il est difficile d’avoir une idée précise sur les projets de rénovation, cession et/ou de constructions de salles de cinémas. Le flou le plus total règne parce qu’il s’agit d’un secteur stratégique sur le plan culturel. Les APC ont peu de moyens pour entretenir ces salles. Les céder au privé serait hasardeux même avec un cahier des charges bien ficelé.
Des assises du cinéma algérien se sont tenues en avril dernier au Club des Pins où il a été acté, sur instruction présidentielle, de reporter l’examen de l’avant-projet de loi portant sur l’industrie cinématographique dans le but de l’enrichir avec la contribution des professionnels. Les débats ont plus porté sur l’industrie cinématographique dans sa globalité que sur la rénovation des salles délabrées et abandonnées existantes.
Ces atermoiements en disent long sur la difficulté des pouvoirs publics à gérer un secteur aussi sensible que l’industrie cinématographique. Mais comment peut-on développer cette dernière sans se soucier de la présence de salles de cinéma dignes de ce nom dans toutes les wilayas du pays. Parce qu’en dehors des grandes villes (Alger, Oran, Constantine…), la majorité des Wilayas ne disposent d’aucune salle de cinéma. À titre d’exemple la ville de Chlef a hérité de trois cinémas à l’indépendance : Le Comedia, vite transformé en Salon de thé dans les années 70, El-Djamel (ex-Orléans) et le Dahra (ex-Le Club), ont fermé leurs portes juste après le séisme ravageur d’octobre 1980 alors que ces deux salles ont été épargnées par cette catastrophe naturelle. Seule la salle El-Djamel a pu être sauvée et remise en activité en décembre 2022.
Ce commentaire d’un asnami :
« Effectivement le cinéma a constitué pour nous une véritable évasion. On oubliait tout, on vivait pleinement l’histoire, on avait peur pour nos héros et on n’aimait pas les bandits, le bien finissait toujours par l’emporter sur le mal. Moi j’avais surtout peur de la PM. Ils ne savaient pas plaisanter, la chose la plus importante qui existait à l’époque était le silence, on pouvait voir le film en toute tranquillité ».
Tous ceux qui ont connu cette période où les salles de cinéma étaient fréquentées, peuvent vous raconter avec passion des anecdotes délicieuses sur ce sujet.