II/ En direction de la ligne Morice
La remise du secteur opérationnel de Sidi Benyekhlef me valut bien des déboires. D’un côté, j’ai échappé à la mort, mais de l’autre, les règlements de compte ont démarré.
Certaines parties au sein même du FLN n’ont pas apprécié le geste que j’avais fait. En effet, le secteur de Sidi Benyekhlef, de par sa position stratégique par rapport à la ville de Mascara, constituait une base incontournable et très dangereuse. Tout se faisait ici, même le renseignement (assumé par Habib Senouci que Dieu ait son âme). J’ai été condamné à mort par deux fois et dépouillé par le FLN de toute responsabilité. Je me suis alors rapproché de l’ALN et j’ai demandé à rejoindre au maquis, ce qui me fut refusé à chaque fois sous le prétexte fallacieux que mon départ dégarnirait le secteur et qu’il fallait que je demeure sur place et en civil. Ils n’ont pas voulu prendre en compte le fait que j’étais catalogué depuis longtemps par l’occupant français comme militant activiste, et cela a duré jusqu’en 1958.
Ma fuite au Maroc
Lorsque mon père, que Dieu prenne son âme en sa sainte garde, s’en est rendu compte, il me convoya alors au Maroc. Je suis entré à Oujda le 1er novembre 1958, à l’heure de la prière du «dohr». Je me rappelle, et ça n’a jamais quitté mon esprit, du muezzin qui appelait à la prière du haut de son minaret à l’aide d’un haut-parleur. Je me suis dit alors, en mon for intérieur : «Ce que c’est bon que d’être indépendant. À l’indépendance, nous aussi, nous ferons la même chose». Il faut se rappeler que le Maroc a eu son indépendance avant nous, en 1956. Pour l’anecdote, en Algérie, le système militaire et civil avait mis en place durant la révolution six interdits dont la violation entrainait la peine de mort : la dénonciation, le blasphème (kofr), la consommation d’alcool, la débauche et s’aliéner un parent (afin qu’il ne te dénonce pas par vengeance). J’ai alors pénétré dans une base. Elle était grande, c’était la plus grande base de l’ALN, et là, je le dis clairement et je voudrai être bien entendu : c’est cette base qui a libéré l’Algérie. La base de Ben M’hidi (B. B. M.) d’Oujda. Je ne sais pas ce qu’il y avait à l’est, mais c’était dans cette caserne que se trouvait l’État algérien. Elle abritait l’armée de libération algérienne (ALN) et son haut commandement. C’était là ou se trouvait l’état-major général de l’ALN jusqu’en 1962.
Mes études à Fès
Dès que je fus à l’intérieur et pris en charge par le service de renseignement de l’ALN, je fus surpris de voir qu’ils avaient mon dossier. Ils savaient que j’étais étudiant en Algérie et que voulant partir pour la Tunisie pour étudier, je fus refoulé à la frontière par les français. Leur ayant répondu par l’affirmative, ils m’envoyèrent alors étudier à Fès au niveau de l’Union Nationale des étudiants algériens, c’était le 25 novembre 1958. Je fus enregistré et l’on me fit passer un examen. Je devins étudiant à l’université «Al», en première année, à Fès. J’y ai étudié en 1958 et 1959. Puis ayant accédé à l’école «En Nahda» qui enseignait le management, les étudiants d’Al Quaraouiyine sont devenus notre risée, puisqu’ils étudiaient uniquement les matières traditionnelles.
L’école Nahda démarrait avec le primaire, le moyen et le secondaire. La 4ème année secondaire avait plus de valeur que le doctorat d’aujourd’hui. C’était des matières modernes qui y étaient enseignées, à l’inverse d’Al Quaraouiyine qui enseignait 11 matières, la loi islamique, la logique, la linguistique, la grammaire et ainsi de suite. À l’école En Nahda par contre, on apprenait les langues, le commerce, la musique, le management et beaucoup d’autres matières. L’école avait été fondée par le premier chef de gouvernement du Maroc nouvellement indépendant, c’était M. Abdallah Brahimi. J’ai passé un examen pour y accéder. Il y avait une revue périodique dans cette école et je fus choisi pour faire partie du comité de rédaction. Pourtant, je venais à peine d’arriver. Le conseil des professeurs qui en avait entendu parler, s’est alors réuni et me fit passer en 2ème année (alors que j’étais en milieu d’année de la 1ère année), ce qui constituait alors l’équivalent de la 2ème année de licence. Il y avait des enseignants libanais, égyptiens, français et deux anglais. Passa 1959, puis 1960.
La mobilisation et mon affectation en tant que démineur
Le 7 février 1961, il y eut la mobilisation générale des étudiants. On nous emmena du côté de l’océan Atlantique, à Larache, entre Tanger et Rabat, dans une grande et belle ferme d’un révolutionnaire marocain, appartenant à une grande famille, «Abdelkhalak Athommis». L’on y a subi le calvaire. Les djounouds étaient humiliés et devaient faire preuve d’une obéissance totale et aveugle. L’entrainement se faisait de jour et de nuit comme dans une caserne. J’aurais voulu m’échapper et retourner en Algérie, même si je devais en mourir. Ce n’était pas comme cela en Algérie où il y avait la fraternité, l’entraide et le militantisme. Le civil et le militaire y étaient frères. Moi, je le savais pour l’avoir vécu en Algérie, mais il y avait d’autres étudiants qui ne le savaient pas. Nous reçûmes un entrainement militaire complet et cela dura 69 jours. L’armement et les équipements (sacs au dos) utilisés à l’entrainement provenaient d’Allemagne et d’Égypte. Il y avait 11 types d’armes, alors que les combattants de l’intérieur possédaient un équipement hétéroclite et le meilleur d’entre eux était équipé d’un fusil de chasse. Il y avait un bataillon qui était composé de 7 sections à Larache. Nous passâmes l’examen et j’obtins alors la meilleure note et fut classé premier. Imaginez un intellectuel, major de promotion, et l’on ne me donna même pas une section à commander, ce qui était injuste.
Le soir même, il faisait nuit, l’on fit le serment en groupe, en compagnie des officiers, de défendre l’Algérie jusqu’à la dernière goutte de notre sang.
Ma rencontre avec Houari Boumediene
Le 15 avril 1961, nous fîmes transportés par un semi-remorque en direction, j’étais nommé chef-adjoint d’une section de déminage au niveau de la ligne Morice. Je venais d’être à nouveau condamné à mort parce que je ne pensais pas pouvoir réchapper aux mines. Nous roulâmes de la prière de l’aube à la prière de l’icha, on avait fait 715 kms, de Larache à Oujda. Nous n’avons pas pénétré à Oujda, nous sommes entrés directement au bataillon où nous reçûmes nos affectations.
Nous ne savions rien des premiers pourparlers d’Évian et ne savions pas que Boumediene était en train de préparer l’armée nationale algérienne. Ma première rencontre avec Houari Boumediene L’après-midi du jour suivant, le chef d’état-major vint une inspection pour voir les démineurs fraichement débarqués. On affecta 5 démineurs par section et nous fûmes équipés de pinces allemandes spéciales qui coupaient des fils barbelés électrifiés de 30 000 volts. L’après-midi, j’étais assis en train de vérifier le fusil allemand, un PM 44 dont on m’avait équipé et qui est bien meilleur que le Kalachnikov actuel. À l’entrainement à Larache, l’on nous avait affirmé que ce fusil a été fabriqué par Hitler 5 mois avant sa chute et que s’il était parvenu à son armée, il n’aurait pas perdu la guerre. C’était un fusil dont le chargeur portait 39 balles. J’étais donc assis, mon arme à la main, en train d’attendre mon affectation lorsque deux hommes passèrent devant moi. À l’époque, on ne portait pas les grades. L’un portait une casquette comme nous et l’autre portait un chapeau mou, le visage très maigre, émacié, le dos vouté, il avait une cigarette clouée aux lèvres. Le gros à la casquette m’interpella et me dit : «Hé le djoundi ! Tu as la nostalgie de ta vieille ?» J’ai alors explosé et lui ai jeté à la figure tout ce que mon vocabulaire comptait de termes injurieux, de la tête aux pieds : «Yahraq dine kdha wa kdha, anta wa chibania, yan’al nakwa ta’a bouk, ya al harki al kalb». C’était le chef de zone qui était accompagné de Houari Boumediene (que Dieu prenne leur âme en sa sainte garde). Le chef de zone était de Mostaganem. Boumediene, surpris, jeta sa cigarette et explosa de rire. Il y avait un djoundi qui était de garde et qui vint m’apostropher dès qu’ils furent partis : «Tu es fou, Abdelwahab, c’est Boumediene qui était accompagné du chef de zone !» J’en fus sidéré. Il n’avait pas terminé ses paroles que Boumediene revint, il me tapota l’épaule par trois fois et me dit : «Aywa, ya bou rab, c’est la mine qui t’est montée à la tête ?». Je me suis alors mis au garde-à-vous et lui ai présenté les armes. Il m’a demandé de me détendre. Quelques instants plus tard, un djoundi, le visage pâle, vint me voir en courant et me dit que Boumediene demandait à me voir. Il était toujours avec le chef de zone et sur le plateau une théière pleine avec un plat de crêpes. Il prit une gorgée, me donna le verre et me tendit le plateau de crêpes. Son compagnon en prit une qui était pleine de beurre et de miel, ce que Boumediene refusa en lui disant : «Non, toi tu es là, tandis que lui, s’il meurt, il partira au moins rassasié et le ventre plein», ce qui me rappela le danger ambiant. Il fit ensuite appeler un responsable, Djaziri Abdelkader, et lui ordonna de me laisser me reposer complètement pendant 10 jours. Il savait que nous étions arrivés la veille. Le lendemain, ma section partit en mission, sans moi. Le soir, à leur retour, ils avaient subi un vrai carnage. L’un était sans jambe, l’autre sans bras, la plupart blessés. La ligne était barbelée, électrifiée, minée et surveillée en permanence. Imaginez les mines et la nuit. Les démineurs partaient avant l’armée pour désamorcer les bombes, ouvrir les barbelés et faire passer des armes, des vivres, des médicaments ou recevoir des blessés.
L’offensive sur la ligne électrifiée de Figuig à Port Say
Passés les 10 jours, durant ma première nuit, nous devions attendre une colonne venant d’Algérie pour récupérer des armes. Nous devions lui ouvrir la route à travers les barbelés électrifiés. À environ 100 mètres de la route, nous étions à l’avant, les 5 démineurs et le chef de section qui était un ancien, lorsque nous fûmes éblouis par un jet de lumière. On nous demanda le mot de passe «Echara ya ben El klab». J’en fus effrayé. Il y avait, pour appuyer les pourparlers d’Évian, une offensive générale de la frontière algérienne, de Figuig à Port Say (600 à 700 kms), pour mettre la pression sur la partie française. Le chef des opérations était Boumediene à partir d’Oujda. Imaginez une offensive sur une ligne minée et électrifiée. La section se replia. Je possédais un PM 44 avec des munitions de 9 mm. J’ai tiré alors une rafale de 20 ou 30 balles. J’entendis alors un harki, de l’autre côté de la frontière, s’exclamer en disant : «Mitrailleuse, mitrailleuse». Il n’a pas reconnu l’arme, c’était une jeep qui nous avait tendu une embuscade. Je lui ai tiré dessus, elle s’est enflammée. L’occupant français pouvait savoir l’endroit effectif ou avait lieu un accrochage ou une coupure des fils barbelés et faisait un tir barrage en arrière de nos lignes. Nous nous sommes repliés et sommes restés en inactivité pendant 10 jours. Le 11ème jour, on nous a demandé d’utiliser notre nouvel armement et ne pas toucher aux fils barbelés. Cette nuit-là, le chef de compagnie, me demanda de l’accompagner. Il appartenait aux transmissions, c’était un kabyle et il s’appelait Serhane, il parait qu’il était avec Amirouche. Il était complètement sonné, et il utilisait une pièce espagnole (Ovedo) dont le chargeur pointait vers le haut. On a pris notre emplacement et on a attendu. Il y a eu un tir barrage français, espacé, ici et là. Il y avait une zone interdite par la France de 7 kms. Le Maroc en avait une de 2 kms qui était pleine de fougères. Il y eut du bruit et le chef de compagnie tira une rafale de 200 balles, créant une riposte de l’autre côté de la frontière. Le lendemain, un civil vint voir le chef de compagnie, lui disant,«Aami Serhane, pourquoi avoir tué un âne qui ne faisait de mal à personne?» Ce qui provoqua l’hilarité générale.
Je dus faire pitié au chef de bataillon qui vint me voir et me demanda de laisser le déminage et de devenir commissaire politique au niveau du bataillon.
A suivre
Propos recueillis par A. Cherifi