Portrait du chanteur en combattant
Par Jacqueline Brenot
Les souvenirs se ramassent à la pelle dans ce récit singulier confié à et rapporté par Ahmed Mebarki, entre les premiers pas d’un enfant né au cours de la révolte de la Kabylie en 1936, dans le village d’Il Maten au milieu des oliviers et des figuiers centenaires, puis petit vendeur de journaux à la sauvette à El Biar, pour arriver à son insertion dans la résistance en Algérie, puis, contraint de fuir, activiste FLN Agent de liaison au maquis de la vallée de la Soummam dans les années 1957-1958, dans plusieurs arrondissements de Paris. Rien n’est omis, tout fait sens, dans l’engagement pour la nation algérienne de ce poète musicien, et qui se plaît à rappeler cet extrait de Kateb Yacine : « Et vous mes souvenirs vagabonds / Montrez vos gueules / De galériens. »
Après trois rencontres avec ce chanteur-compositeur de quatre-vingt ans et l’évocation de son « patrimoine culturel de plus de 300 poèmes et chansons » prêts à disparaître, Ahmed Mebarki, homme de Lettres, pris d’empathie, recueille les mémoires d’Arezki Bouzid au plus près de ses mots et de son tempérament. Le talent du biographe mêlé à la mémoire de cette forte personnalité aux multiples casquettes fait merveille. Nous entrons de plain-pied dans un récit à la fois dramatique et enthousiasmant de style picaresque de ce natif de Kabylie sous la férule coloniale. Avec les notes « aériennes » de Thajouakt, « cette flûte en roseau sec » qui accompagnent le quotidien de l’enfant, comme la partition musicale d’une découverte du monde qui l’entoure. Tout est passé en revue à travers les perceptions de l’artiste en devenir, sensible à la beauté de la nature omniprésente, comme aux attentions et sacrifices parentaux au profit de l’apprentissage de leur progéniture, contrastant avec la misère ambiante de « cette Grèce en haillons » et à la fière résistance de ses habitants. Le talent de conteur, ici à deux voix, allie les multiples sources d’inspiration aux prouesses du joueur de flûte. Et l’Histoire de ces « anciens royaumes de Koukou » se mêle en toile de fond à l’histoire de la famille avec évidence et savoir ancestral, comme la trame artisanale des tapis de la région aux motifs décoratifs et symboliques forts de significations. La fluidité linéaire du récit rappelant des épisodes dramatiques de la famille depuis 1936 est éclairée de précisions intimes souvent déroutantes. Le courage et la ténacité de l’enfant n’ont rien à envier à ceux du père fellah comme son propre père, et à l’occasion manœuvre-maçon, qui vendra jusqu’à « son seul âne et quelques poules » pour les études au collège du fils. Chaque détail donne la mesure de la rudesse du contexte social et la force morale du jeune Mohand. Impossible d’évoquer ici chaque épisode marquant et rocambolesque auquel l’enfant se confrontera dans les rues de la Casbah, devenue son espace d’initiation à la ville, pour aider à son tour la famille. Au lecteur de les découvrir au fil des lieux décrits comme autant d’arrêts sur image d’un passé révolu. Ils s’inscrivent dans cette veine littéraire née et très prisée en Espagne depuis le 16ème siècle, au mode autobiographique de jeunes héros pauvres ou de jeunes gens marginaux qui défient les lois d’un système oppressif, ici, colonial. Dans la présentation de ce jeune futur militant, la misère n’est plus une entrave insurmontable, plutôt un défi à relever, au fil des épreuves, plus tard dans des missions risquées. Ce qui rend le personnage astucieux et inventif pour multiplier aussi ses multiples emplois. À ce propos, en espagnol « picaro » signifie à la fois misérable et futé. La typographie esthétique du bas de la Casbah dans ses circonvolutions devient aussi celle des mésaventures, presque cinématographiques avec le recul du temps, du jeune Mohand.
L’auteur qui recueille ces « récits de résistance parsemés de misère et de luttes justes » a saisi le dynamisme de ce moudjahid auréolé de son enthousiasme de chantre de la poésie kabyle et algérienne.
Quelques épisodes clefs vont marquer à jamais ce destin. Début 1955, le jeune homme est contacté par les maquisards qui le somment de s’« incorporer corps et âme pour la cause nationale » et désigne son père en « agent de liaison ». Quelque temps après et un mois après son mariage, la porte de la maison vole en éclats pour une « perquisition sauvage ». Un peu plus tard, la situation empirant dans la région, il est convoqué avec tous les agents de liaison de Kabylie par les cinq chefs de la révolution algérienne dont Si Amirouche. Sans dévoiler les épisodes tragiques de cette période durant laquelle la bataille générale s’intensifie, ni celles de son engagement, le mandat d’arrêt qui l’oblige à fuir en 1956 à Paris via Marseille va porter son combat hors des frontières. L’intérêt historique de ce témoignage réside aussi dans l’évocation des tâches multiples auxquelles différents réseaux du FLN de France doivent répondre. Plus anecdotique, dans les moments les plus critiques de contrôle policier à Paris, le « côté » artiste et guitariste du personnage le sauvera d’une arrestation. L’histoire intime rejoint constamment le combat de l’Algérie portée aussi sur le territoire français avec une précision documentaire. Comme une broderie ancienne, art noble et précieux du patrimoine algérien, le récit progresse en mettant en relief les dates et événements marquants du combat vers l’Indépendance, en Algérie et en France, entre 1960 et 1962, simultanément à ceux de l’engagement de Mohand, et menacé de mort par l’OAS en avril 1962. Par cette contextualisation, le récit témoigne d’un souci exemplaire d’authenticité historique et d’une fidélité constante de Mohand à son engagement.
Après 1962, Mohand ne cessera de poursuivre avec brio ses activités musicales et culturelles à travers l’Algérie et aussi à partir de 1973 avec la France à travers des tournées culturelles. La deuxième partie de l’ouvrage témoigne d’une riche documentation-photos qui illustre la légitimité du récit.
Par un processus de lucidité et d’embellisement propre à l’écriture et au style de l’auteur, les situations les plus dramatiques de ces « récits de résistance » prennent un relief d’instantanés très réalistes.
Héritier d’une histoire digne d’une saga héroïque à partager comme patrimoine culturel, le poète moudjahid nous emporte par l’écriture précise et fluide d’Ahmed Mekarbi vers des contrées de l’humain qui élèvent sa dignité. Cette histoire dépoussiérée de l’oubli par le talent littéraire de l’écrivain et la hardiesse de celui par qui le récit arrive a le mérite de réconcilier mémoire, engagement et culture. N’est-ce pas cela, depuis toujours, la portée du chant des poètes engagés de narrer les épopées du temps passé qui grandissent l’identité de l’Homme ?
J. B.
Mémoires d’un artiste Chanteur, Moudjahid. Récits de Résistance
Autobiographie écrite par Ahmed Mebarki
Éditions Rafar – 2018