L'Algérie de plus près

Nos petits souvenirs d’écoliers*

Par Djilali Metmati*

«Nous étions une dizaine d’arabes, mal vêtus, mal chaussés parfois, la chevelure très exubérante de par notre oubli d’aller chez le coiffeur. La majorité d’entre nous étaient plus ou moins frappés, de plein fouet, par la pauvreté. On remarquait parmi nous, un enfant, vêtu d’un paletot déchiqueté, masquant un buste rabougri sur lequel on pouvait compter les côtes, vêtu d’un pantalon rapiécé, tenu par une ficelle pour toute ceinture.»

Par moments, je me laisse envahir par mes souvenirs d’enfance, rêvant éveillé quand la nostalgie me prend à bras-le-corps et m’emmène dans les méandres de ma jeunesse. Au coin d’un labyrinthe de pensée, je pense à nos instituteurs et nos professeurs qui nous transmettaient le savoir. Nous recevions d’eux une éducation efficace qui complétait celle reçue de nos parents. Leur souci était de promouvoir nos capacités futures à affronter la vie dans toute sa complexité. C’était de fins psychopédagogues qui connaissaient profondément leurs élèves et leur inculquaient le savoir d’une manière exemplaire. Cela débutait toujours par cinq minutes de morale, le matin, avant d’entamer tout autre cours. Cela s’ancrait dans notre esprit pour toute la vie future. Les thèmes étaient diversifiés : aider, respecter nos aînés, respecter les voisins, être poli avec tout le monde, toujours saluer et sourire en cas de besoin, respecter la valeur du pain, la charité, l’obéissance aux parents, et développaient en nous, l’esprit de camaraderie. Ils nous apprenaient les bonnes manières et ne toléraient guère le langage trivial, la violence, le vol ni l’orgueil d’ailleurs. Ils nous orientaient toujours vers ce qui est positif et constructif. Ils avaient cette lourde responsabilité de nous pousser à toujours bien faire. Notre crédulité les amenait à nous envoyer des messages lourds de sens, des messages sublimes. D’après eux, nous ne devions pas ignorer que l’instruction et l’éducation étaient les deux choses primordiales, indissociables nécessaires à l’être humain.

Je me rappelle qu’avant d’entrer en classe, le matin, il fallait montrer patte blanche, c’est-à-dire, montrer que nos ongles ont été coupés, que nos oreilles sont bien lavées, que nos cheveux étaient bien peignés. Ils nous exigeaient la présence d’un mouchoir dans la poche, ne serait-ce qu’un bout de tissu banal mais propre. La conduite et le comportement ainsi que la sincérité étaient pour eux des principes dérivés de la bonne éducation qui, pour nous musulmans, étaient déjà édictés dans le Saint Coran. Ils essayaient de nous les inculquer dès notre prime jeunesse. Nous pouvons dire une chose, c’est que nous avons beaucoup bénéficié de leur éducation et actuellement, nous en sommes fiers.

Je vais vous raconter une petite anecdote lorsque nous étions scolarisés chez un instituteur qui était parmi les meilleurs de notre école. Un jour, notre instituteur tomba malade, foudroyé par une méchante grippe qui l’a empêché de venir, comme d’habitude, nous abreuver de son savoir. Cela fut pour nous un étonnement sans précédent. Il n’avait jamais pris de congé. Il était toujours présent dans sa classe. Cela nous chagrinait un peu de ne pouvoir bénéficier de ses cours. En son absence, nous fûmes dispatchés entre plusieurs classes car la responsabilité du directeur ne permettait pas à ce dernier de nous renvoyer chez nous. Je me rappelle qu’il y avait toujours quelques tables biplaces libres dans les salles et, dans ces cas-là, nous les occupions et bénéficions, avec nos autres camarades, de notre cours, malgré l’absence de notre instituteur. Il était interdit de nous faire sortir et nous laisser livrés à nous-mêmes, dans la rue. Le deuxième jour, nous nous étions entendus pour rendre visite à notre maître, chez lui, pour nous informer de sa santé. Il occupait un logement attenant à l’école de filles Leblond, établissement renommé pour sa gestion et les résultats obtenus par les filles qui y étaient inscrites, de toutes les couches sociales dirigé par la directrice, Mme Benoit. Cet établissement donnait sur le jardin public de la ville d’Orléansville. Mme Benoit s’intéressait beaucoup à la scolarité des ses élèves. Lorsqu’il arrivait qu’une fille s’absente, elle rendait visite aux parents pour s’enquérir de son absence et parvenait toujours à convaincre les parents de laisser leur fille continuer ses études. Elle était très populaire et parlait convenablement notre arabe dialectal.

Nous étions une dizaine d’arabes, mal vêtus, mal chaussés parfois, la chevelure très exubérante de par notre oubli d’aller chez le coiffeur. La majorité d’entre nous étaient plus ou moins frappés, de plein fouet, par la pauvreté. On remarquait parmi nous, un enfant, vêtu d’un paletot déchiqueté, masquant un buste rabougri sur lequel on pouvait compter les côtes, vêtu d’un pantalon rapiécé, tenu par une ficelle pour toute ceinture. Heureux, actuellement, ces élèves qui sont vêtus d’un jean de marque tenu par une ceinture sculptée. Le cartable dans le temps était une denrée rare chez les « indigènes ». Il était troqué contre une musette en forme de gibecière confectionnée dans un tissu de jute, par moments, que l’élève portait en bandoulière. Certains habitaient trop loin de l’école. Ils étaient obligés de se taper plusieurs kilomètres pour la rejoindre, en plein hiver, fouettés les eaux glaciales des pluies d’hiver, se rattrapant, en chemin, par petits groupes et rejoignant leur école, par tous les temps.

Ceux qui gouvernaient dans le temps, les colonialistes, voulaient qu’il en soit ainsi. Ils avaient créé des écoles pour les arabes et les appelaient «écoles indigènes». Il y avait cette petite école de quatre classes, distante de quelques mètres seulement de l’ancienne mairie d’Orléansville et de la grande mosquée. Elle était fréquentée seulement par des petits musulmans dont M. Dahmani, père de M. Dahmani Zoubir (également instituteur puis directeur d’école), était chargé de sa direction. Les enfants qui fréquentaient cette école étaient chaussés d’une paire d’espadrilles, en toile bleu généralement, cousue à un morceau de caoutchouc, sans chaussettes ne pouvant résister aux intempéries. Dès qu’elle est légèrement mouillée, la toile et le caoutchouc se détachaient l’un de l’autre et l’enfant restait ainsi pieds-nus jusqu’à l’achat d’une autre paire d’espadrilles. En hiver, il ne fallait pas presser le pas, sinon on risquait de la laisser embourbée dans la boue. Des anciennes photos de classes en témoignent. Ces petits êtres que nous étions défiaient les affres de cette vie, les entraves de la nature et ses inconvénients et s’imposaient auprès de leurs autres camarades français, fils de colons. Bien qu’ils soient démunis de tout le strict nécessaire, cela ne les empêchait pas de réussir mieux que d’autres dans la vie.

L’hiver était très rigoureux en ce temps-là. Les rus se congelaient. Sur notre route vers l’école, on prenait plaisir à briser le verglas formé sur les flaques d’eau. On les soulevait tout doucement puis, on les laissait tomber sur le sol en se brisant dans un fracas sourd, pareil au tintement de vaisselle brisée. Le froid nous glaçait jusqu’à l’os. De temps en temps, l’un d’entre nous faisait tinter des petites pièces de monnaie dans sa poche et nous invitait, dans cette ruelle où commençait le brouhaha des premières heures du jour, à aller chez Ammi Tounsi pour prendre un beignet qui se dorait au milieu d’une poêle remplie d’huile à la couleur douteuse. Cela nous revigorait tout de même, par ce froid qui nous harcelait tout au long de notre route vers l’école.

A suivre

D. M.

*Éducateur, chef d’établissement, décédé vendredi 1er juillet 2022.

*La présente contribution a été publiée en 4 parties sur les colonnes de l’hebdomadaire Le Chélif au printemps 2015.