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« Le mauvais génie », de Nadjib Stambouli : variations cupides en trahison majeure

Pour certains romans, une seule lecture ne peut en épuiser toutes les richesses. Il en est ainsi des ouvrages qui dispersent l’intrigue essentielle au hasard des faits anodins du quotidien pour mieux cerner les rouages de la société et les travers des individus qui la composent. Certains grands auteurs russes s’y sont particulièrement illustrés au siècle dernier. Le dernier opus de Nadjib Stambouli ne fait pas exception à cette règle.  Le lecteur suit par le menu le quotidien d’un employé modèle qui n’hésite pas à trahir la confiance des siens et à vendre son âme au diable pour un confort matériel meilleur. A travers la trahison de ses principes, ceux de son épouse et l’impact sur ses amis, sa prise individuelle de risque devient une affaire collective. Les étapes de « la spirale infernale de l’enrichissement illicite » prennent ici l’allure d’un manuel pratique d’apprenti corrompu. Dans le combat de la résistance contre la tentation, le processus d’altération progressive de la morale individuelle trouve-t-elle un écho sur la conscience collective ? Autant de questions convoquées par la chute de ce personnage.

Avec ce sixième ouvrage, Nadjib Stambouli confirme et témoigne d’une vision aiguë de la complexité humaine et de la société, surtout à travers les hésitations de départ, puis les faiblesses du timoré et dissimulateur Amine Djamoussi, le personnage principal, employé modèle d’une entreprise publique. Les dialogues fréquents et les moindres gestes décrits en attestent dans ce tableau subtil que, vice-versa, la vertu livre en pâture à la corruption. À l’image d’œil-de-bœuf qui s’ouvre au fur et à mesure sur ses avancées et reculades, au sein de la toile d’araignée de ses prédateurs, comme des avertissements, mais que ce dernier ignore ou feint d’ignorer. Comme si la faille ou talon d’Achille visés par les comploteurs étaient justement la posture de ceux qui se prévalent d’une totale intégrité. A ce titre, l’auteur, journaliste émérite, semble, dans ce domaine, user de ses constats et de sa connaissance de l’humain livré au feu de ses contradictions. Concernant les prédispositions fragiles du personnage, deux souvenirs traumatisants de son enfance ont fragilisé sa conscience, et, de surcroît, les aspirations cupides de son épouse deviennent les conditions optimales de travail de sape, plus tard des alibis à sa déchéance.

La profusion des événements évoqués par le narrateur ressemble à un atelier de bricolage agencé pour une existence meilleure, un chantier de la débrouille, une matrice vulnérable où s’élaborent les plans d’une vie nouvelle, avec pour extension et défi la présence constante de la figure tutélaire de droiture, l’ange-gardien, feu Nanna Toma, l’ancêtre pédagogue avec laquelle Amine s’arrange bien vite. Dans ce creuset de faits de plus en plus inattendus, s’élabore aussi la progressive emprise de ses faux amis et maître-chanteurs, suivant un « protocole » bien établi. Jusqu’à son camarade de longue date, Saâdoune, « le mauvais génie » de circonstance, qui use de tous les pièges et stratagèmes pour convaincre Amine de l’accès si simple et rapide à un enrichissement illicite, « deux chiffres, un nombre et une durée », en facilitant l’accès à des marchés publics. Et une fois l’accord passé, les effets sont immédiats, avec « bâtiments érigés » et « nouvelles routes ouvertes ». Cette chute d’un individu soi-disant irréprochable ressemble, par ses précisions dans le déroulement des faits accablants, à un manuel de mise en garde.

La première phrase édifiante du roman « Au réveil, il décide de ne plus jamais rêver » atteste des dispositions du personnage sur lesquelles la fange de certains pourra se fixer. Ne plus rêver s’avère synonyme de cesser d’espérer. En cela, le roman prend des allures philosophiques. En relais occasionnel et flash-back, le cauchemar récurrent de la scène du sang giclant de Chambitt, « bouchkara, mouchard au service de l’armée coloniale », « exécuté » à trois mètres de lui, enfant au retour de l’école, à Blida, par un moudjahid « en lunettes Jacques Charrier ». La scène inaugurale de l’histoire évoque les traumatismes d’une guerre impitoyable et ses victimes collatérales. Le jeune témoin n’avait alors que sept ans. Comme souvent dans les romans contemporains, l’Histoire est consubstantielle de l’histoire des individus, elle les marque au fer rouge. Les événements déplorables qui suivront seraient-ils une conséquence inévitable ? Qu’en est-il alors de la liberté de chacun ? Au lecteur de lire entre les lignes des menus faits accumulés dans la vie d’Amine qui a mis « son doigt dans l’engrenage », au point de corrompre son quotidien et son couple. La facture à payer ponctuée par les « débats intérieurs » est aussi longue que les sommes d’argent mal acquises, même si Amine « s’invente « mille et un griefs contre la richesse ».

Le portrait de ce personnage contradictoire et si malléable cristallise les failles d’une société en proie aux manques et conflits matériels quotidiens.

 La trahison et l’affranchissement progressif des règles morales du personnage et de ses acolytes défient celles de la bienséance et du respect de soi.

Dans ce contexte de remise à l’heure des pendules et de morale ordinaire, rappelons-nous la phrase soufflée à l’oreille du vainqueur à l’époque de l’empire romain : « En regardant derrière toi, souviens-toi que tu n’es qu’un homme ».

Au cœur de cette fiction foisonnante de rebondissements, comme en filigrane ou en source d’inspirations positives, en dépit des séquelles de l’enfance et des combines des « mauvais génies », le progrès demeure entre nos mains, comme la régression.

Jacqueline Brenot

« Le mauvais génie » de Nadjib Stambouli

Casbah Editions – 2021 (204 pages)