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El Karimia : l’histoire insolite de la petite vendeuse de pain

Nous portons parfois de faux jugements sur les gens sans connaître les raisons qui sont derrière certains de leurs comportements. Voici une courte histoire insolite qui illustre nos propos. L’histoire dont il est question évoque la réalité amère d’une fillette de dix ans qu’on appellera « la vendeuse de pain » (pain fait maison).

La petite fille a pour habitude de prendre la même place parmi les nombreux marchands qui exposent quantités de produits alimentaires et vestimentaires, vaisselle et autres fruits et légumes. Cela se passe dans un des quartiers de la ville d’El Karimia où l’animation atteint son apogée durant le mois de ramadan. Ainsi, tous les jours, à la même heure, vers 16 h, Yamina pose sa petite corbeille pleine de galettes de pain préparées par sa maman à la maison.

Yamina ne vient pas seule, elle se fait toujours accompagner par son petit frère Nassim, âgé de huit ans. En voyant l’état physique des deux enfants, on comprend vite qu’ils souffrent de beaucoup de carences physiques. La fille est chétive, elle est vêtue de la même robe, sale et hideuse. Elle était chaussée de claquettes en plastique plus grandes que ses pieds. Quant à son frère, il n’était guère habillé mieux qu’elle.

Exposant sa modeste marchandise dernière la mosquée de la ville, adossée au mur de la structure cultuelle, Yamina crie fort pour héler les clients à la recherche du bon pain maison (matlou et m’chaouat). Une chose a intrigué nombre de clients de Yamina. En effet, dès que l’un d’eux choisit une ou deux galettes, la fillette le prie d’en prendre d’autres, le regard apitoyé et avec force supplications. Il en qui cèdent aux désirs de la vendeuse en achetant une galette supplémentaire. Il en est d’autres qui refusent de l’écouter, pensant que la vendeuse veut vider sa corbeille très vite pour en ramener une nouvelle.  

Mais la réalité d’un tel comportement est tout autre. C’est ce que nous allons voir.

Au cinquième jour du ramadan, Yamina n’avait pas réussi à vendre la moitié de sa marchandise, il ne restait que quarante minutes pour l’appel à la prière du « Maghreb », annonciateur de la rupture du jeûne. La pauvre fille criait et s’époumonait de toutes ses forces, elle suppliait les passants pour prendre davantage de ses pains mais personne ne lui prête attention et ne s’intéressant même pas à ses cris. Et là, au moment où elle s’attendait le moins, un véhicule de la gendarmerie nationale vint s’arrêta juste en face d’elle. Un des gendarmes en descendit et se dirigea vers elle. Sans demander le prix du pain, il choisit quatre galettes et paie la fillette. Le gendarme remarqua alors qu’au cours de la transaction, c’est le petit frère de Yamina qui a pris le relais pour reprendre la harangue des passants.

Le garçon suppliait les gens d’acheter le reste du pain, l’air dépité et pratiquement au bord des larmes. Le gendarme marqua un temps d’arrêt et se dirigea vers la voiture quand il vit les deux enfants en pleurs. Il revient sur ses pas et demanda à Yamina pour quelle raison elle était dans cet état. Elle répond en ces termes : « Si je reviens à la maison avec du pain dans la corbeille, je serais punie ». Par qui ? demanda le gendarme. C’est le petit garçon qui lui répond : « Par mon père ».

Très touché, gendarme veut tout savoir sur la maltraitance dont sont victimes les deux enfants.

« Mon père m’oblige de vendre le pain fait maison quotidiennement et cela depuis environ deux ans », raconte-t-elle, et ce, en dépit du fait qu’il travaille comme maçon et qu’il gagne convenablement sa vie.

Et de poursuivre qu’il ne prend guère soin d’eux et qu’il bat fréquemment leur maman pour n’importe quel motif, surtout si la recette de la vente des galettes est jugée insuffisante. Il ose même accuser son père de la mévente du pain parce qu’elle ne l’aurait pas bien préparé.

À une question sur sa scolarité, la fille répond qu’elle et son frère vont à l’école avec très peu d’affaires scolaires dans leurs cartables usés et raccommodés, d’où leurs déboires avec leurs enseignants.  

La fille ne s’arrêta pas là, elle révèle au gendarme la vérité amère qu’elle vit chez elle où la pitance quotidienne se résume à un seul et unique plat : le couscous. Il n’est pas question de penser à la viande ou aux fruits de saison. Ni à un cornet de glace en été.

Pire, la fille avoue qu’elle ne possède que deux robes et un tablier. Nassim, le petit frère, vit la même situation.

Peiné par la situation de détresse vécue par les deux enfants, le gendarme se dirigea vers la voiture et, un instant plus tard, revint vers les enfants accompagnés de deux de ses collègues. Les hommes en vert ramassèrent la corbeille et invitèrent les enfants à les suivre et monter dans la voiture. Au début, la fillette hésita mais le gendarme sut la convaincre. Une fois dans le véhicule, un des gendarmes annonça qu’elle et son frère prendront leur repas avec eux à la brigade avant qu’ils ne les ramènent chez eux.

Quoique frugal, le repas a été vrai régal pour les deux enfants qui, ce jour-là, goûtèrent à une chorba, dégustèrent du « bourek » et du poulet accompagné d’un plat d’olives dénoyautées. On leur offrit également du jus d’orange, des fruits de saison outre une part de « qalb ellouz », un gâteau traditionnel succulent.

Après cet interlude, elle se rappela de sa maman et surtout de son père qui, certainement, la corrigera sans pitié. Elle voulut rentrer chez elle mais le chef de brigade la rassura et lui expliqua qu’elle et son frère seront raccompagnés chez eux en voiture. Ce qui fut fait aussitôt. La demeure se situe à un kilomètre du centre-ville. Une fois devant la porte, le gendarme qui a acheté du pain auprès de Yamina frappa à la porte. La mère, toute perturbée et folle d’angoisse, ouvrit la porte. En voyant les gendarmes, elle resta figée devant le seuil de sa maison, croyant qu’un malheur est survenu à sa progéniture. Sans attendre, les gendarmes font descendre les gosses de la voiture qui accoururent vers leur mère.

D’emblée, le représentant de la loi demanda à la femme où se trouvait son époux. « Il est sorti à la recherche des enfants », répond-elle. En fait, l’homme s’inquiétait plus de la « recette » de la vente du pain que de leur sort. Le gendarme l’interrogea ensuite sur la situation familiale et le comportement de l’époux. Les déclarations de la jeune dame le choquèrent, elles confirment les dires de la petite Yamina et de son frère.  « Ça fait deux ans qu’il ne lui a acheté aucun vêtement, dit-elle, il achète la farine et la semoule pour en faire du pain que Yamina le vende après l’école, et si elle revient avec quelques galettes en reste, il la frappe sans aucune pitié… Si je tente de la sauver, il s’en prend à moi. Il encaisse l’argent et n’en dépense qu’une partie sous prétexte d’épargner l’argent pour acheter une voiture ».

Le gendarme laisse à la femme une convocation pour le mari indigne pour se rendre à la brigade dès son retour à la maison. Chose que l’époux fit. Blâmé et averti pour son comportement envers sa petite famille, il fut menacé par de poursuites judiciaires. Les gendarmes lui rappellent qu’il est responsable de l’éducation et de la santé de ses enfants, qu’il est tenu de s’en occuper tout le temps et qu’il n’est plus question de les exploiter de cette façon et que la place de Yamina et de son frère est à la maison pour jouer avec son frère et réviser ses cours.

Les gendarmes ont averti le père verbalement en lui promettant qu’ils ne tarderont pas à faire une visite inopinée les jours qui suivent. Et s’il leur arrive de croiser la fille avec sa corbeille de pain au village, ils n’hésiteront pas à le présenter au tribunal.

Dix-sept jours plus tard, les gendarmes se présentèrent à nouveau devant la maison de Yamina. Et c’est elle qui leur ouvrit les portes. Elle accourut les embrasser, très contente de les voir. Ce jour-là, elle portait une belle robe. Elle avoua à ses visiteurs que son père a totalement changé, qu’il achète suffisamment d’aliments et qu’il a cessé de frappé sa maman. Yamina ajouta qu’elle ne se rendait plus au village pour vendre le pain mais qu’elle reste chez elle réviser ses leçons, faire ses devoirs et jouer avec son frère Nassim.

Mission accomplie pour les hommes de loi.

Mostefa Mostefaï