L'Algérie de plus près

Cheikh Benbadis et les gens d’El Asnam, une histoire peu connue

Nos aïeux, ceux qui vivaient dans l’actuelle région du Chélif, ont eu le privilège et l’honneur de rencontrer le fondateur des Ulémas algériens. Des documents nous le prouvent. Nous avons maintenant la certitude que cet illustre érudit séjourna dans notre région. Dans ses écrits, lors de son long périple qui lui fit découvrir l’Algérie occidentale, Abdelhamid Benbadis était émerveillé par la disponibilité, la culture et la piété des populations des villes et villages qu’il visita. Il alla à la rencontre des notables de ces régions.

À travers ce document d’une valeur historique inestimable (écrit au mois de décembre 1931), voilà ce que nous apprenons de nos aïeux que le Chélif unissait. « Après avoir assuré et achevé les derniers cours de l’année, nous avons jugé utile d’entreprendre une tournée dans l’Ouest de la Capitale. Cette tournée qui précède la réunion du conseil d’administration de l’Association des Ulémas, prévue pour le mois de Rabi’al Awwal, devait nous conduire jusqu’à Oran tout en nous permettant de visiter les villes qui se trouvent sur le trajet. Nous avons choisi comme compagnons de route, nos élèves MM. Al-Fodhil Cheikh al Hussayn al Warthilâny et Muhammad al as-Sâdek al Djendly. De Constantine, nous avions, tout d’abord, gagné la Capitale où nous avions séjourné quelque temps avant d’entreprendre cette tournée qui a duré une vingtaine de jours. Nous avons fait halte successivement à Miliana, à El Khemis, à Al-Asnâm, à Relizane, à Mostaganem, à Arzew et à Wahran.

« Miliana : Parmi les personnalités que nous y avions rencontrées, il faut citer le Mufti Cheikh Wakkâl Muhammed. C’est un savant qui avait étudié pendant quelques années à Al- Azhar. N’avons-nous pas été saisis d’admiration en le voyant lire le commentaire Tadjrid Ahâdith al Bukhâry ! Nous l’avons loué pour l’intérêt qu’il portait la Sunna. Nous lui avons dit que nous reconnaissons, quant à nous, l’homme ou plutôt sa mentalité, à ses lectures. D’ailleurs, nous n’avons pas foi, dans le domaine religieux, en la science de l’homme qui ne manifeste aucun intérêt aux livres de la Sunna. Nous avons, également, rencontré le savant, penseur et fin lettré Cheikh Ahmad as-Sabi’, bachadel ainsi que le savant, vertueux et expert Cheikh Ahmad al Hâdj Hammu, Cadi juge et autres hommes de mérite. Nous avons été les hôtes du Cheikh as-Sabi’ et de M. Abdelkader ben Âbd al-Wahhâb. Les causeries religieuses étaient données, d’abord, au domicile du mufti, puis à la mosquée peu avant la prière du maghreb. Il nous est apparu que les habitants de Miliana avaient peu d’engouement pour le savoir et qu’ils faisaient preuve d’un certain relâchement. Que Dieu fasse que quelqu’un les réveille.

El Khemis : Nous y avons fait la connaissance de M. Alliche qui alliait à l’action la recherche de la science. Il faisait, d’ailleurs, partie des propagandistes de la région, qui appelaient au « relèvement » par la science, le bon jugement et une saine doctrine. Nous avons fait connaissance également du Cheikh al faqih ibn Aly, Imam. Nous nous sommes rendus à la mosquée où il y avait une assistance nombreuse. Le Cheikh ibn Aly se présentait en face de nous pour poser courtoisement et dans une langue des plus correctes des questions aussi nombreuses que variées. Nous y avons tenu une réunion générale à laquelle a assisté une foule compacte. L’objet en était la prédication et la direction spirituelle. L’activité, l’empressement et l’engouement des habitants pour le savoir que nous y avons remarqués, ont effacé les mauvais souvenirs que nous avions gardés de Miliana. Nous avons été, à El Khemis, les hôtes de M. Alliche, de M. Ben Aly, de M. Omar ben Khellady et de M. Bukra’ al Hadj Muhammad, conseiller municipal.

Al-Asnam : Parmi les hommes de mérite avec lesquels nous y avons fait connaissance, il faut citer le savant et illustre Cheikh al-Wanughy ben Cheikh ibn Mazrâg, le zaïm et célèbre al Muqràny. Mufti de la localité, le Cheikh symbolise la sagacité, la libéralité et le vif engouement de sa famille pour la science que les voyages et l’expérience lui ont fait, d’ailleurs acquérir. Il prononçait le prône et dispensait des cours à la grande mosquée. Nous avons fait également, connaissance, dans cette ville, du Cheikh Tâleb Chouaïb, cadi-juge (il se trouve actuellement dans la capitale). Très savant, doué d’un esprit vif et pénétrant, il a une connaissance profonde des problèmes de l’heure. Éloquent, intègre, d’un bon naturel, il est animé de l’esprit d’équité. Nous avons tenu une réunion, place de la grande mosquée, en présence du mufti et du très docte Cheikh ibn Achit. Cette réunion était consacrée à la prédication et à la direction spirituelle. Profitant de l’occasion qui lui était ainsi offerte, le mufti a ouvert la discussion sur des questions peu communes et chères au Cheikh ibn Achit. Mais celui-ci a refusé la discussion en s’obstinant dans son attitude. Nous avons alors demandé au mufti, au nom de l’amitié qui nous liait à lui et au nom du respect que nous lui portions, de ne pas soulever de telles questions et de ne pas en prendre la responsabilité. Nous avons aussitôt noté un acquiescement à nos volontés.

Al-Asnam est une ville commerciale. Ses habitants sont intelligents, compréhensifs ; ils font preuve d’un engouement pour l’instruction. Nous avons été, dans cette localité, les hôtes du cadi et du mufti, honorables personnalités. Relizane : Nous y avons rencontré, d’abord, le frère Cheikh Mulây Muhammad, homme de science et Cheikh de la zaouia. Il fait partie de ces Cheikhs de zaouias qui sont animés du désir de répandre la science et de guider les gens dans la bonne voie. Ces Cheikhs font, en outre, preuve de longanimité quand il s’agit du droit. Cheikh Mulây nous a conduit vers la boutique de M. Ibn Mansour Mustapha at-Tilimçâny, homme actif et bien éduqué. Nous avons, ensuite, rencontré le cadi-juge de la ville, Cheikh Bu Khalwah ai Bu Abdallah. Savant illustre, brave, généreux, doué de sagacité, le cadi est un homme d’action. Nous avons, enfin, rencontré M. al-Munawwar Kalâl. D’une grande intelligence, ce dernier débordait de connaissances et « exhalait » la courtoisie et la bonté. Nous avions désiré ardemment rencontrer Cheikh Sidi al-Hâdj al-Arby at- Tuwâty. Nous avions appris, d’abord, qu’il était à Relizane, puis, qu’il était au courant de notre arrivée et qu’il ne voulait pas nous rencontrer. Son attitude nous a étonnés et l’avons regrettée. Mais, notre étonnement s’est dissipé dès que nous avons appris, par la suite, qu’il nourrissait des sentiments peu flatteurs à l’endroit de l’Association des Ulémas. Que Dieu préserve cette Association de tout mal ! Nous nous sommes dit : plût au Ciel qu’il revînt sur son attitude et décidât de nous rencontrer ! Nous ne serions pas séparés sans avoir fait -grâce à Dieu le Très Haut- le pas vers l’amitié réciproque, vers le bien. Nous nous serions, en outre, retournés vers le droit chemin. Nous détenons une lettre missive dans laquelle ce frère nous reproche d’avoir appelé à l’Unicité de Dieu. Il y confond, par ailleurs, entre l’invocation à son prochain pour invoquer Dieu. L’occasion se présentera peut-être pour publier cet écrit et le commenter.

Nous avons rencontré, à Relizane, M. Mahdy ben cheikh Bu Abd Allah al Bu Abd Allah, qui était dans notre attente. C’est un jeune homme bien doué, un élève de l’Université de la Zitouna. Il nous a tenu compagnie jusqu’à Oran, terme de notre voyage. C’est un fin lettré, au noble caractère… Nous avons reçu la visite du Cheikh Muhammad al Sidi Adda, savant et homme de mérite, qui a insisté auprès de nous pour nous rendre à Tiaret. Nous avions décidé, avant même qu’il nous le demandât, de visiter cette ville. Il nous a, par ailleurs, invité, à être ses hôtes. Nous l’avons remercié pour son hospitalité, sa courtoisie et lui avons promis de nous rendre dans sa ville. Nous avons été, à Relizane, les hôtes de nos frères les Mozabites qui ont offert en notre honneur, dans leur local, une réception à laquelle étaient conviés tous les autres Mozabites et certains notables de la ville. Nous avons été sensibles à leur geste, à leur générosité et à l’accueil chaleureux qu’ils ont réservé aux membres de l’Association des Ulémas. Relizane ressemble à Al-Asnam au point de vue commercial ; l’activité commerciale y est même plus grande. La ville rappelle Miliana en ce qui concerne le savoir. Nous y avons été les hôtes du Cheikh cadi-juge et du Cheikh Mulây Muhammad. »

Cheikh Ibn Badis continua son périple jusqu’à Oran tout en saluant le courage des populations du Chélif dans un contexte pourtant très difficile. C’est le regard qu’il porta sur une région dont les populations n’ont jamais plié l’échine.

L. C.