Évoquer les mois de ramadan dans les années 1950, c’est aussi rappeler à nos aînés une période des plus difficiles qu’ils ont vécue sous l’occupation coloniale. Il y a quelques années, précisément en 2015, M. M’hamed Merouchi, un septuagénaire natif d’Ouled Ben Abdelkader, nous a raconté ce qu’il avait enduré dans son enfance. Écoutons-le.
«Âgé d’à peine huit ans, je jeûnais en cachette, mon père m’interdisait de le faire car il craignait que je ne garde pas le troupeau. Je m’en souviens comme si cela datait d’hier. Je conduisais le troupeau appartenant à ma famille vers le lieudit «Djebel Elmaiz» (littéralement «le mont des chèvres»). Les pieds nus, je courais derrière les cabris, je parcourais toute la zone à la recherche de pâturages, à jeun. Mon seul et unique objectif était de prouver à mes amis du même âge que j’étais en mesure de terminer la journée sans manger ni prendre la moindre goutte d’eau. Dans les premières années, soit de 1956 à 1957, je jeunais entre dix à quinze jours. De retour des pâturages, je faisais rentrer notre unique vache, les chevreaux et les brebis et bâtais l’âne pour aller rapporter de l’eau d’une source située à trois kilomètres environ de chez nous. Ce n’était pas du tout facile sachant qu’on était en pleine guerre. Je faisais tout cela la peur au ventre car on craignait de rencontrer les soldats français qui nous maltraitaient pour un oui ou pour un non. Au coucher du soleil, on prenait notre repas en s’asseyant à même le sol car personne ne possédait de table et rares étaient ceux qui disposaient d’une «meïda». Notre menu se composait de soupe traditionnelle, la chorba de blé concassé, et de pain. Le pain de blé dur au levain ou «matlou» était destiné aux jeûneurs bien évidemment. Les non-jeûneurs, c’est-à-dire les enfants qui n’étaient en âge de faire le ramadan, avaient droit au pain d’orge ou «hamda» qu’ils faisaient passer avec du petit lait «leben». Les jeûneurs avaient parfois droit aux fruits saisonniers.
C’est ainsi que la majorité des gens passaient le mois sacré. Nous n’avions pas où prolonger la veillée, on se couchait juste après la rupture du jeun. Les conditions sécuritaires de cette époque nous obligeaient à nous terrer chez nous à cause du couvre-feu imposé par l’armée coloniale française. Les journées du ramadan paraissaient parfois trop longues en été où les conditions climatiques sont insupportables, il faisait très chaud et il fallait supporter à la fois les exactions des soldats français et observer un rituel très dur certes mais qui nous distinguait des occupants mécréants. Ainsi était notre vécu quotidien. On se réveillait tôt le matin, mon père préparait sa monture et se dirigeais vers le souk pour écouler quelques produits, moi je conduisais le troupeau de chèvres et de brebis là où il y avait de l’herbe. Je marchais pieds nus car je n’avais pas de chaussures. Les tâches ménagères étaient très dures, ma mère, que dieu ait son âme, se réveillait à l’aube, elle nettoyait devant la maison, trayait la vache et quelques chèvres et allait chercher du bois pour allumer le four traditionnel. Elle pétrit la pâte, la laisse enfler, prépare les galettes de pain qu’elle fait ensuite cuire. À son retour du marché, notre père attachait sa monture sous un arbre, étale une natte à l’ombre et pique un somme après s’être enquis du troupeau et si ce dernier s’était désaltéré, s’il n’y avait aucun problème avec les bêtes, etc.
Pour atténuer l’effet du jeun, j’allais avec mes amis me baigner dans la rivière dont l’eau coulait tout au long de l’année. Son eau rafraîchissait nos corps, on y passait quelques heures ensemble en essayant de tenir le coup. Nous nous faisions une rude concurrence de terminer la journée sans manger. Certains ne pouvaient supporter l’épreuve, alors ils se désaltéraient et mangeaient ce qu’ils pouvaient trouver comme baies et racines comestibles. D’autres résistaient et gagnaient le pari.
Nous attendions le jour de l’Aïd avec impatience pour déguster les dattes que nos parents achetaient spécialement pour ce jour ainsi que le pain boulanger et les figues sèches. Pour ce qui des vêtements de l’Aïd, mieux vaut ne pas en parler. Les enfants des familles aisées sortent, ce jour, avec deux pièces, soit un pantalon et une chemise, et des sandales en plastique dans le meilleur des cas. Pour moi, un pantalon rapiécé et des claquettes en plastique étaient largement suffisants, j’en étais très satisfait même.»
Notre ami M’hamed nous fait rappeler l’amertume de la vie d’autrefois, il avoue qu’il a rarement mangé à sa faim, qu’il n’a jamais connu l’oisiveté, qu’il ne s’est jamais non plus délecté des habits neufs. À travers son récit, transparait encore l’envie inassouvie d’un jeune garçon très pauvre. Lui qui ne connaissait ni «bourak», ni «kalb ellouz», ni «z’labia» ne semble pas pour autant regretter son passé. Bien au contraire, il l’assume avec fierté. La fierté des hommes qui ne sont pas guidés par leur ventre.
Abdelkader Ham