L'Algérie de plus près

M’hammed Boumezrag Mokrani : « Il y a une relation directe entre l’histoire de ma famille et Chlef »  

A l’occasion de la clôture du 25ème Salon International du Livre d’Algérie, Ali Laib, Directeur de la maison d’édition « Les Presses du Chélif » et son équipe, ont tenu à remercier leurs très nombreux visiteurs. Outre les ventes dédicaces avec les auteurs présents qui ont donné lieu à des échanges très enrichissants, la participation de la maison d’édition a été remarquée, des invitations à plusieurs émissions de radio ont eu lieu, le stand a reçu la visite d’écrivains et de personnalités au passé imposant. Parmi eux, M’hammed Boumezrag Mokrani, petit-fils d’Ahmed Boumezrag Mokrani, héros de l’insurrection de 1871, qui a bien voulu accorder cette interview au journal Le Chélif.

Le Chélif : Le SILA 2022 a refermé ses portes sur un taux exceptionnel de fréquentation qui dépasse les prévisions. En tant que lecteur assidu qui s’intéresse à l’Histoire et la Culture de l’Algérie, pourriez-vous nous faire part de vos impressions et de votre analyse sur ce succès incontestable du livre et des éditions littéraires en Algérie ?

M’hammed Boumezrag Mokrani : Il y a un foisonnement extraordinaire chez les éditeurs en Algérie et là, il y a matière à découvrir parce qu’il y a beaucoup de gens très intéressants qui commencent à s’intéresser à l’Histoire de l’Algérie, à la littérature, donc beaucoup d’écrivains qui sont encore méconnus. Une partie des intellectuels algériens commence à s’habituer à ce foisonnement, et çà c’est merveilleux. On n’est pas à la hauteur des Gallimard, des Plon, des grands éditeurs français, mais il y a un travail considérable qui est en train de se faire à travers les éditeurs algériens. Je crois qu’on gagnerait à l’organiser intellectuellement. Je ne parle pas du côté commercial qui demeure très important. Et je souhaite d’ailleurs toute la réussite à tous les éditeurs qui ont eu ce courage de se mettre dans cette dynamique du privilège intellectuel. Quand on voit le niveau des jeunes de l’Ecole algérienne aujourd’hui, il y a énormément de mérite à essayer de relever ce niveau. De toutes les façons, il y a toujours des élites intellectuelles qui sont extraordinaires et qui finiront par apporter tout ce qu’il faut pour ce tissu mis actuellement en place en Algérie. Ce n’est pas encore évident avec l’Ecole algérienne, mais je suis certain que l’Université peut apporter les élites nécessaires si, bien sûr, elles restent en Algérie et ne partent pas. C’est ce déficit d’élites qui est en train de nous faire défaut à tous les niveaux. Que ce soit au niveau médical comme à n’importe quel niveau. Ce déficit existe et il faut en parler car c’est très important de fixer de manière permanente le potentiel qui existe en Algérie, c’est à dire nos enfants qui sortent brillamment diplômés et qui ne devraient pas quitter l’Algérie, à condition que la gouvernance et les dirigeants prennent compte de ces jeunes qui sont l’avenir de l’Algérie. Nous sommes allés grossir pratiquement à tous les niveaux, intellectuels ou scientifiques, les Etats-Unis, la France, aujourd’hui l’Allemagne, l’Angleterre, je pense que ça commence à bien faire. De là à ce que nos dirigeants en tiennent compte et essaient d’attirer nos enfants pour qu’ils restent dans leur pays pour créer nos élites, on n’en est pas encore arrivé là. Mais, quoiqu’il en soit, il y a cependant des élites qui se dégagent. Elles n’émergeront que par rapport au travail effectué, par rapport aux livres. Le livre est une mémoire extraordinaire, et pour les gens qui lisent, c’est une véritable fixation de l’Histoire, de la Sociologie, de tout ce qui s’écrit et tout ce qui peut arriver intellectuellement et de meilleur à une personne. Ce sont ces conditions-là quand nous parlons d’Histoire. Je remarque déjà le déficit qui existe pour l’écriture de l’Histoire en Algérie. Par exemple, quand on parle de mes grands-parents qui sont les Mokrani, cela s’arrête à l’insurrection de 1871. Or, il y a une profondeur historique extraordinaire avec laquelle on peut remonter jusqu’à 1664-1871 et toute la suite. C’est à dire que les Mokrani, ça a été un royaume entre les Bibans, (les Portes de fer) et les Babors qui se sont opposés aux Turcs, mais on nous a délesté de notre véritable histoire de notre famille pour ramener des bribes d’Histoire qui partent de la période de Okba ben-Nafa à l’Emir Abdelkhader que j’adore et que je respecte, mais l’Histoire de l’Algérie, ce n’est les Mokrani seuls, ni l’histoire de l’Émir Abdelkader seul. L’histoire de l’Algérie part de Juba I et Juba II. La France nous le conteste et nous le contestera toujours car, pour eux, nous n’avons pas existé et n’avons pas besoin d’avoir de profondeur historique. Et ça, c’est terrible. De plus, les dirigeants ont accepté ce fait, que l’histoire de l’Algérie commence avec Okba ben-Nafa, donc à partir des conquêtes arabes et de l’Islam. Donc, on doit s’attacher à la profondeur pour que chacun retrouve ses symboles qui remontent à très loin. En Algérie, l’évidence a été une suite de combats séculaires. On a été judaïsé, christianisé, islamisé. Mais le combat a été constant quel que soit le guide religieux de son époque. C’est toute cette profondeur depuis la nuit des temps qui est intéressante à étudier.

En vous écoutant, on constate que vous êtes une mémoire vivante. Je suppose que vous avez comme projet d’écrire ou avez-vous déjà commencé le roman de l’histoire de votre famille.

C’est extraordinaire, j’ai toujours pensé que l’écriture exige les compétences de spécialiste. J’ai eu l’occasion de lire les manuscrits de grands écrivains français et je me suis rendu compte qu’il y avait énormément de fautes et les éditeurs m’ont dit que cela ne posait pas problème. Le manuscrit est repris, les fautes corrigées, mais l’esprit du texte reste. Un jour, un jeune doctorant, professeur d’Histoire, qui avait fait sa thèse sur les procès de 1873, là où mon grand-père a été condamné à mort, commué en déportation à vie en Nouvelle-Calédonie, m’a dit ceci : « Quand j’ai compulsé les archives à Aix-en-Provence, il y avait 45 km de rayons sur l’histoire de l’Algérie et 19 500 km correspondait à l’histoire des Mokrani ». Il s’appelait Bertrand Jalla. Il a ajouté qu’il ne pensait pas que c’était aussi important pour arriver à mon grand-père, à la défaite des Mokrani en 1871 après l’insurrection, après son emprisonnement dans le désert algérien.

Sans dévoiler tous les pans de ce récit fameux, pourriez-vous pour les lecteurs du journal régional évoquer les faits qui lient l’histoire de vos ancêtres à celle de Chlef ?

Pour parler de la relation directe entre l’histoire de ma famille et Chlef, je peux rappeler que Boumezrag Mohamed Mokrani fut le créateur de l’équipe FLN pendant la Révolution, également que mon père était Mufti et Imam à Chlef du temps où celle-ci s’appelait Orléansville. D’autres moments clefs de l’Algérie demeurent en lien très étroit. De tout temps, les Mokrani sont restés égaux à eux-mêmes, c’est-à-dire liés à l’Histoire de l’Algérie. Un ouvrage reste à écrire. Le moment est sans doute arrivé.

Propos recueillis par Jacqueline Brenot

Alger – 1er avril 2022