Par Sadek SELLAM*
Safi Boudissa est décédé le 22 février à Ksar Chellala où, après son retrait de la politique, il s’occupait d’élevage et de production artisanale. Il employait des dizaines de femmes qui, à partir de la laine de mouton, tissaient tapis, couvertures et burnous.
Né à El Bayadh Sidi Cheikh (ex-Geryville), il a grandi à Blida où il a pu entrer au “Collège colonial”, qui deviendra le Lycée Duveyrier. En 1941, il en est exclu par le proviseur qui lui reproche de vouloir étudier l’anglais, au lieu de l’allemand. Ce zélé pétainiste a dû changer d’avis après le débarquement anglo-américain de novembre 1942, et Boudissa, après sa réintégration, a pu apprendre l’anglais au point de pouvoir travailler avec les officiers américains des bases aériennes de Blida et de Boufarik. Mais la boxe et le militantisme, dans le scoutisme musulman, le syndicalisme puis au PPA-MTLD l’attirent plus que la poursuite des études.
En 1948, il est chef syndicaliste dans la CGT aux usines Peugeot de Sochaux, en Franche-Comté où se trouve la plus puissante section du PPA-MTLD de toute la Fédération de France. Dans les archives du préfet Cherif Mecheri, on trouve un rapport de plus de 40 pages décrivant la vitalité de cette section où militera Ahmed Doum, futur responsable de la première Fédération de France du FLN, nommé par Ben Bella qui est venu du Caire à San Rémi, en Italie, pour lui donner des instructions. Mais Boudissa, suivi par d’autres syndicalistes algériens, quitte la CGT quand cette centrale justifie la reconnaissance d’Israël par l’URSS.
Ces dissidents déclenchent une grève à l’issue de laquelle ils obtiennent une salle de prière de 1600 m2 à l’intérieur de l’usine. Les islamo-politistes sécuritaires, fâchés avec l’histoire, ignorent ce précédant et présentent la salle de prière ouverte en 1975 aux usines Renault de Boulogne- Billancourt, comme une grande “nouveauté”.
À son retour en Algérie, Boudissa, qui était devenu champion de boxe (alors qu’il n’avait que 13 ans, un arbitre lui permet de disputer un match gagné contre un champion âgé de plus de 18 ans) se trouve emprisonné à Blida. Parti avec un groupe de militants assister au procès de Ben Bella et Mahsas, il assomme le commissaire Benhamou qui l’a bousculé. C’est son emprisonnement avec Ben Bella et Mahsas qui leur a permis de se procurer le matériel pour scier les barreaux et réussir leur évasion rocambolesque.
Après sa libération, Boudissa est nommé chef de la daïra du MTLD de Guelma. C’est là qu’il connut de près Abdelhafid Boussouf et Ahmed Bougara (le futur colonel Si M’hamed, de la Wilaya 4), qui était de la daïra de Constantine. Le parti le charge de distribuer des aides financières aux détenus de mai 1945 bénéficiaires d’une réduction de peine. “Ils refusèrent tous les mandats du parti et réclamèrent des armes”, se souvenait-il en 2005, lors d’un colloque à l’hôtel El Aurassi sur l’ALN. De retour en France, Boudissa est recruté comme éducateur spécialisé dans un centre diocésain à Nemours (Yonne). Ses bons résultats dans la rééducation des jeunes à problèmes lui valent un long et élogieux rapport de l’évêque du diocèse, qui a informé le Vatican sur ce musulman pratiquant si aimé des adolescents. Interrogé sur les secrets de sa réussite, il répond : ”Chez nous, quand quelqu’un a des troubles, on lui récite des sourates choisies du Coran et ça le soulage. Je me suis procuré un exemplaire d’un des quatre évangiles que j’ai fait lire à ces jeunes issus de familles catholiques qui reviennent sur le droit chemin, après quelques séances”.
C’est à cette période, durant l’été 1954, que Mahsas l’envoie à Niort pour voir Messali Hadj, à qui il transmet le salut de Ben Bella qui lui demande de participer à la prochaine lutte armée. Juste après le 1er novembre 1954, le nom de Boudissa est découvert dans le carnet d’un présumé membre du CRUA arrête par la police. Boudissa est arrêté à son tour par une équipe de policiers venus dans plusieurs voitures à Nemours. Le directeur du Centre diocésain explique au commissaire la satisfaction donné, jusqu’à Rome, par cet éducateur- modèle. Le commissaire : “Vous ne savez pas ce qu’il fait quand il n’est pas ici …”.
Quand les jeunes catholiques virent Boudissa menotté descendre les escaliers en colimaçon, leur chef leur a sifflé et ils se sont mis à casser les vitres des tractions avant.
Le commissaire s’est écrié : “Mr Boudissa, faites quelque chose !”
Boudissa lui a montré ses mains menottées…
Après la fin de sa garde à vue, Boudissa s’engage dans la création de l’UGTA, puis de l’AGTA (Amicale Générale des Travailleurs Algériens). Avec Damerdji, il publie “l’Ouvrier Algérien”, et trouve le temps d’assister aux conférences hebdomadaires du professeur Muhammad Hamidullah, faites, parfois, dans une chambre de la Cité Universitaire du boulevard Jourdan, où se pressent 10 à 15 auditeurs.
Quand la police découvre que l’AGTA est l’émanation du FLN, Boudissa quitte la France pour Tunis où il a des échanges tendus avec Abane Ramdane, défenseur inconditionnel de “Rachid”(Gaid), qui a percé dans la hiérarchie de l’UGTA après l’arrestation de Aissat Idir.
Après la création de l’État-Major Général, Boudissa se rapproche de Boumediene, dont il avait connu la famille d’Héliopolis, quand il était à la tête de la daïra de Guelma. Il participe à l’élaboration du programme d’éducation politique des officiers de l’armée des frontières, dont il m’a remis en 2005, une copie soigneusement conservée. Il favorise le recrutement de Aouchiche à l’État-Major de Ghardimaou où il met en place une coopérative pour assurer l’autosuffisance de l’armée des frontières. Aouchiche avait étudié l’économie sociale chez Desroches à l’École Pratique des Hautes Études, et ses succès à Ghardimaou le désignent pour diriger la DNC (Direction Nationale des Coopératives) de l’ANP après l’Indépendance. Boudissa a pu obtenir des Soviétiques une livraison de tracteurs qui permirent à Aouchiche de cultiver les terres abandonnées des fermes occupées par l’ALN près des frontières. Benkhedda s’était plaint des maigres résultats des visites en URSS, d’où les délégations algériennes revenaient avec comme seul viatique l’œuvre complète de Lénine en français, puis en arabe. Boudissa a eu l’idée de partir à Moscou à la tête d’une délégation syndicale qui a obtenu cette livraison de tracteurs à tourelle, qu’une correspondante du New York Times prit pour des… chars ! Ce qui valut une demande d’explication du State Department à M’hamed Yazid qui répétait à ses interlocuteurs américains la préférence du GPRA pour les négociations au lieu de l’intensification de la guerre.
En 1963, Boudissa est nommé ministre du Travail et s’emploie à arrondir les angles entre Ben Bella et Boumediene, qu’il connaissait bien tous les deux. Il a mis en place la coopérative modèle Aissat Idir que Ben Bella promit d’inaugurer le… 19 juin 1965, jour du putsch du groupe d’Oujda. Boudissa se retire alors de la politique et se consacre à l’agriculture, à l’élevage et à la production de produits artisanaux. Il acquiert les connaissances d’un agronome spécialisé dans l’agriculture en zones arides. Il crée une ONG qui lui vaut d’être présent dans les rencontres internationales sur les questions du développement rural, de l’économie sociale et des transferts de technologie dans ces domaines.
Il a donné à cette ONG le nom d’Ibn Awwam, le célèbre agronome andalou, connu pour son livre Kitab el Filaha (le Livre de l’Agriculture), qui a été traduit en français au. XIXème siècle, et qui est encore au programme des Instituts d’Agronomie.
Lors d’une de ces dernières visites à Paris, où il tenait à revoir son ami Saad Absi, disparu lui aussi au début de l’année, Boudissa m’a demandé de me renseigner sur les possibilités d’inscription des jeunes Algériens dans les lycées agricoles de province. Car, toute sa vie, il considérait la formation comme essentielle pour la réussite de toute politique de développement.
Les nombreux témoignages, comme ceux enregistrés par la Fondation de la Wilaya 4 permettent un important apport de l’histoire orale. Nul doute que les témoignages de Safi Boudissa auraient été une très grande utilité pour combler des lacunes, rectifier des erreurs et améliorer la précision des connaissances historiques. Car ses révélations renseignent non seulement sur le courant nationaliste révolutionnaire, sur la relation à l’Islam (il se réclamait de la “gauche islamique”), mais apportent aussi des éclairages sur l’histoire sociale de l’Algérie à partir de la deuxième guerre mondiale.
S. Sellam
* Historien