L'Algérie de plus près

Crique d’El Marsa à Aïn Tagouraït : On pêche comme on peut

Peu de personnes en dehors des gens d’Aïn Tagouraït, l’ex-Bérard de la période coloniale, une localité littorale de la wilaya de Tipasa, connaissent le lieudit « El Marsa ». Située à quelque 15 km à l’Est du chef-lieu de celle-ci et à environ 4 km à l’ouest de Bou Haroun, deuxième site portuaire de pêche à l’échelle nationale après celui de Béni Saf, El Marsa est composée de deux petites anses sablonneuses – dont une seule est régulièrement utilisée par les pêcheurs – séparées par une petite pointe de terre légèrement surélevée, se trouvant à la sortie ouest de la localité précitée. On y accède, à partir de la RN 11 – route du littoral –  par un bout de piste bitumée, étroite et en légère pente, traversant des terrains agricoles depuis quelques années en friche. L’impression qui s’en dégage quand on y arrive pour la première fois n’est nullement favorable : les lieux ayant, en effet, un air de désolation qu’accentuent davantage les petites constructions en brique dotées d’un toit sommaire fait, dans la majorité des cas, de plaques de fibres en ciment (ou Eternit). Disposées d’une manière anarchique, les « chambres », comme les appelle ceux qui les ont réalisées et les habitués des lieux, participent, de par leur aspect misérable, à donner aux lieux l’aspect d’un petit bidonville en formation. Et ce, tout en gardant leurs fonctions premières de servir d’espaces de repos pour les pêcheurs et de dépôt d’une partie de leur matériel. « Une partie » parce que le gros et le plus coûteux n’y est jamais laissé : ouverte à tous les vents, El Marsa a en effet souvent reçu la visite de mauvais garçons des alentours, et d’ailleurs, aux mains baladeuses.

Un abri de pêche comme solution à tous les problèmes

C’est, entre autres, la perspective de recevoir une telle visite et, partant, d’être dépouillé du matériel varié et coûteux sans lequel ils ne pourront nullement faire des sorties en mer, que les pêcheurs d’El Marsa se battent pour qu’un abri de pêche, avec toutes les commodités y afférentes, y soit réalisé. Et le plus tôt sera le mieux, nous ont déclaré tous ceux avec lesquels nous nous sommes entretenus lors de notre visite sur les lieux. Une unanimité qui s’explique par les harassantes – en termes d’efforts physiques qu’ils sont contraints de fournir – conséquences que cette sombre perspective (de se voir dépouillé de tout ce qui leur permet d’exercer leur dur métier ; que beaucoup d’entre eux, il faut le dire, n’ont pas choisi) entraîne sur l’organisation de leur travail. À chacune de leur sortie en mer, quasi-quotidienne quand le temps est au beau fixe, ils doivent, en effet, démonter et remonter le pesant moteur de leur embarcation et embarquer puis débarquer tout l’équipement nécessaire, entre autres le matériel de pêche et de sécurité. Mais là ne s’arrête pas leur calvaire : les « chambres » qu’ils ont construites, de par leur construction sommaire, n’étant pas elles-mêmes sûres, ils sont également contraints, à chaque fois après leur retour à terre, de ramener tout leur attirail (de pêche) à la maison. Non sans avoir, au préalable, sorti de l’eau puis mis à l’abri sur l’espace en pente légère qui domine l’anse, leur « petit-métier » de 4,80 m. Et ce, pour éviter que leurs embarcations ne soient emportées par les eaux en cas de survenance du mauvais temps durant la nuit. Et à ce propos, il y a lieu de signaler que pour rendre plus sûr l’espace en question, ils ont érigé, avec leurs propres fonds, un mur de pierres faisant face à la mer ; un mur qui, toutefois, au vu de la faiblesse desdits fonds, reste inachevé laissant ainsi une bonne moitié dudit espace à « la merci des flots ». Si tous ces désagréments qu’ils subissent à chacune de leur sortie en mer expliquent grandement leur pressante et récurrente revendication d’un abri de pêche, il en existe toutefois une autre qui justifie amplement la ténacité de leur combat pour faire aboutir au plus tôt celle-ci.

Pour Hasssan Boudlali, un des plus anciens pêcheurs exerçant à El Marsa – il y est depuis le début des années 80 – et l’un des plus âgés d’entre eux – la grande majorité des pêcheurs ayant 20 à 30 en moyenne – « l’urgence de la réalisation d’un abri de pêche est commandé par le double souci des pêcheurs d’exercer leurs activités dans la légalité et de se protéger »; ce dernier point, dans le sens «d’obtenir une couverture sociale» qui leur fait défaut présentement. Un souci d’autant plus grand que le site rocheux d’El Marsa abrite présentement une cinquantaine d’embarcations – toutes acquises par leurs propriétaires avec leur propre argent – et que sur chacune de ces embarcations exercent, au moins, deux personnes. Et d’expliquer : « Le site d’El Marsa, dans son état naturel, comme la profondeur du bassin et l’espace, entre autres, ne nous permet pas d’acquérir des embarcations plus grandes. Toutes celles qui s’y trouvent sont des petits-métiers de 4,80 m. C’est une dimension qui ne nous permet pas d’obtenir de l’inspection maritime compétente le document qu’on appelle rôle qui nous reconnaît comme pêcheurs. Pour avoir ce document, il faut posséder une embarcation d’au moins 5,20 m. De ce fait, nos embarcations sont considérées par l’administration maritime seulement comme des embarcations de plaisance dont les propriétaires ne peuvent s’adonner qu’à la pêche à la ligne et ce, dans un rayon limité à partir de la côte ».

Des propos qui sont partagés par Nasser et Amine. Le second, âgé de 27 ans mais qui est toutefois à sa douzième année d’exercice, y voit, en effet, le moyen le plus sûr d’améliorer leurs conditions de travail et, partant, de vie : une amélioration des conditions de travail entraînant celles des prises et, par ricochet, celles des recettes. Quant au premier, un solide quadragénaire qui fait duo avec son frère et ce, depuis plus de vingt années maintenant, voit dans la réalisation de l’abri de pêche revendiqué, outre la fin du calvaire que les pêcheurs d’El Marsa endurent à chacune de leurs sorties en mer, « le début de la professionnalisation effective de leur métier ». Se voulant plus explicite dans ses propos, il s’inscrit en faux contre l’idée générale largement répandue en nos contrées selon laquelle le poisson s’y fait rare : « Le poisson, dans toutes ses variétés, est là. Il faut être professionnel dans son travail et se mettre au diapason des nouvelles techniques de pêche pour aller le chercher ». Dans la foulée, il s’insurge contre les moyens déloyaux utilisés par une catégorie de pêcheurs mus par le seul profit. Des pêcheurs qui, a-t-il tenu à nous le préciser, «ne se recrutent pas dans la catégorie des « petits-métiers » mais dans celle des propriétaires des grandes embarcations ». Parmi les « moyens déloyaux utilisés », nos interlocuteurs ont cité « le filet rasoir » ; un filet au maillage étroit qui permet la prise de poisson non encore arrivé à maturité et qui, de ce fait, perturbe dangereusement tout le cycle de reproduction des différentes espèces (de poisson) vivant dans nos eaux ».  

Pour une pause dans l’activité de pêche…

C’est à ce stade de la discussion qu’est intervenu Ammi Ali, la soixantaine, qui a la particularité, comparativement aux autres pêcheurs d’El Marsa, de ne pas avoir l’activité de pêche comme unique source de revenus. Et ce, même s’il est parmi les premiers à s’être installé sur les lieux. C’était au tout début des années 80 quand n’y mouillait, nous a-t-il dit, que « trois ou quatre embarcations » et que « le poisson était encore abondant le long de nos côtes ». Pour Ammi Ali, seules deux actions peuvent permettre le retour à une situation d’abondance. « Elles sont complémentaires et ne peuvent être décidées et imposées que par l’État », souligne-t-il. La première est l’interdiction, pendant deux années, de toute pêche, artisanale ou professionnelle, effectuée le long de nos côtes. Et la seconde, la dépollution du littoral. À charge pour l’État, a-t-il ajouté, de verser, durant la période d’interdiction (de la pêche), aux pêcheurs régulièrement enregistrés sur les registres des inspections maritimes et payant leurs cotisations sociales, une indemnité de compensation du manque à gagner que leur fera subir celle-ci. Mise à part la durée de ladite interdiction – certains soutiennent qu’une durée moindre est largement suffisante pour le repeuplement de nos côtes – la vision de Ammi Ali est partagée par les présents. Sauf que pour la grande majorité des pêcheurs d’El Marsa la priorité est à la réalisation d’un abri de pêche en lequel ils voient, comme indiqué ci-dessus, la solution à tous leurs problèmes.

Une association pour (très) bientôt…

C’est là, un avis partagé par le président désigné de la future association – dénommée « Association des petits-métiers d’El Marsa » – en cours de création : elle est, selon notre interlocuteur, au stade des enquêtes des services de sécurité. Pour Karim Kadri, il est attendu de celle-ci qu’elle s’implique en priorité « pour hâter la réalisation de l’abri de pêche tant attendu ». Et ce, a-t-il tenu à nous le préciser, « pour au moins une raison essentielle » : « Une telle réalisation est synonyme d’un début de règlement de tous les problèmes qui entravent l’activité et la vie des pêcheurs d’El Marsa ».

Et d’ajouter en guise d’explication : « En plus de nous éviter des efforts physiques harassants, l’abri nous permettra de ne plus avoir de souci pour nos matériel et équipements. Et, partant, de nous consacrer à l’amélioration de nos activités. Ceci sans parler de la possibilité qu’il nous donne d’acquérir des embarcations plus grandes qui nous ouvrirons la porte de la régularisation de notre situation vis-à-vis de l’administration maritime ».

Dépassant le cadre étroit de leurs revendications propres en tant que pêcheurs, le président désigné de l’association en attente d’agrément a tenu à souligner les retombées qu’une telle infrastructure de pêche ne manquera pas d’avoir sur la commune d’Aïn Tagouraït où, nous a-t-il dit, « aucun établissement économique digne de ce nom n’existe ».

Et de conclure : « Bien géré, l’abri de pêche pourrait devenir la locomotive de son développement ». En attendant, les pêcheurs d’El Marsa – et leurs familles – restent confrontés à une réalité des plus difficiles…

Mourad Bendris