Un gage contre l’oubli
Il semblerait qu’en littérature les sujets concernant la guerre suscitent un intérêt renouvelé. Nombre de parutions récentes en témoignent. Cependant les victoires passées les plus légitimes gardent-elles pour tous le même sens ou consignent-elles des mémoires variées, diffractées par la violence des épreuves ? Même si les témoignages relatent avec précision et abondance les faits, la portée du récit n’est-elle pas ailleurs, dans les circonvolutions de l’engagement humain avec ses doutes, ses revirements, son sacrifice obligé, plus que dans les finalités et stratégies souvent confisquées des combats et d’éventuelles luttes intestines. Deux ouvrages comme deux étapes d’une même histoire, parus récemment confrontent des personnages, notamment un épicier pendant les années cinquante et début soixante, à la pauvreté et à la guerre.
Dans le premier roman prolifique de 323 pages, suivi du deuxième aussi généreux, l’histoire commence en 1954 à Bocca Sahnoun, un quartier d’Orléansville, l’actuelle Chlef. Dès l’incipit, tout est révélé de l’univers et des motivations d’exil du personnage. La vie de Marrouki est devenue insupportable. « Ce pays est un enfer ! Son soleil est un scorpion qui me perce la tête» et « Marrouki arriva, après une série de déboires à la conclusion que ce pays ne lui convenait plus. ». Déchargeur occasionnel de caisses au marché, loueur de bras exploité, sous payé, souvent à coup de quelques fruits, quand soudain un terrible tremblement de terre vint ajouter sa tragédie. Le talent de l’auteur s’exprime à travers le tableau vivant des rescapés qui émergent au fur et à mesure des décombres, comme des pantomimes d’un destin en marche. Une solidarité spontanée se met en place entre les habitants, suivie de l’aide de la Croix Rouge. Abus de circonstance et conséquences pernicieuses, la carte de « sinistri » qui donne accès à de nombreuses aides devient « un atout majeur dans toutes les négociations » chez les « nantis » de la débrouille jusque dans les demandes en mariage. Honnêteté excessive ou maladresse, Marrouki ne pourra « la décrocher ». L’épreuve de trop.
Certaines évocations de ce personnage acculé, recomptant chaque soir son maigre pécule noué dans son « grand et vieux mouchoir blanc, carré, bordé de violet » valent certaines pages réalistes des romans du 19ème siècle ou les scènes bouleversantes de film italien d’après Seconde Guerre mondiale. La simplicité des mots au service d’un style dépouillé, tout un art pour dénoncer l’intolérable ! Des épisodes brefs mais édifiants essaiment le récit, comme des éléments déclencheurs : dans la même journée, l’humiliation assénée par l’employeur suivie de la gratification d’une femme chargée de ses couffins, entrainent l’achat du béret qui vient remplacer le turban, modifier ses codes vestimentaires, du même coup sa stratégie de travail. « Il était temps de quitter ce pays de misère et de catastrophes » insiste le personnage. Il en résultera, grâce aux économies le départ envisagé de longue date au Maroc et l’arrivée à Oujda. L’acte fondateur de ce récit s’impose dans ce refus de subir l’exploitation et dans l’exil du personnage et des siens vers un ailleurs salutaire. L’herbe est-elle plus verte de l’autre côté de la frontière ? Une telle histoire riche d’événements sur l’époque de la colonisation et le vécu des communautés en présence ne se résume pas à quelques épisodes marquants. Cependant la densité du roman impose des raccourcis, des choix dans la vie du personnage. Des évocations sans détours illustrent sa lucidité prise au piège de la société coloniale en guerre : « Marrouki souriant et efficace, représentait l’apaisement d’une société inquiète… l’indigène soigné… ». L’humiliation, parmi d’autres, de la part d’un nouveau patron, Amizour, limitant au maximum le salaire, puis la mise à pied et à la rue pour remerciement des services, en restent des exemples parmi d’autres. La force des dialogues signe la situation, avec la résolution du personnage : « Il forcerait le destin, seul, par sa volonté et son courage. » En écho asymétrique de l’épreuve de l’exil, la détermination de Marrouki jamais à court d’idées pour rebondir. Comme dans le schéma narratif d’un conte, souvent une nouvelle rencontre apporte réconfort par le gite de fortune et le couvert in extremis, mais l’aubaine n’est que de courte durée. Au passage, « L’œil mauvais du Malin » a jeté son dévolu sur Marrouki qui tombe dans d’autres pièges, dont celui de la séduction féminine. En contrepoint de cette situation dramatique, l’auteur donne libre cours à ses inclinations de peintre orientaliste en évoquant par exemple une scène intime de jeunes femmes prenant le frais sous la treille. Plus tard, l’évocation du luxe et du style « art déco fleuri » de l’Hôtel Simon où Marrouki sera affecté. Ces marques artistiques et poétiques tempèrent le drame, tout en soulignant le contraste de cette richesse tapageuse et les conditions de vie miséreuses du personnage. Une fois encore, l’attrait de ces nouveaux lieux de travail n’est que miroir aux alouettes pour la famille nomadisée sous les coups du sort. Dans ce maelström d’espoirs et de déconvenues, Marrouki et sa femme résistent, mais que de souffrances subies comme des plaies ouvertes où s’engouffre la révolte qui fera bientôt parler d’elle. Puis, ce seront les affres de la guerre avec le confinement sélectif des populations arabes dans leurs quartiers, et l’amplification des opérations de contrôle. La brutalité des arrestations arbitraires et la répression des bérets verts attestent des sévices subis avec un éclairage particulier sur la présence supplétive de la Légion Etrangère « à la fois le fer de lance et la chair à canon de l’armée française ». Sans dévoiler les intrigues et rebondissements de cette histoire riche de précisions en tout genre, il est à noter l’importance de certains faits relatés. A cette violence des belligérants, s’ajoute celle « paroxystique » de certains maris, comme Chabou frustré par l’absence de grossesse de son épouse. Rien n’échappe à la plume et à l’œil acérés de Kouider Klouche. A l’heure des bilans de vie et des nécessités familiales et extra-familiales, Marrouki optera en toute discrétion pour l’apprentissage de l’écriture et de la lecture. L’accès à l’instruction: dernière entrave levée du personnage dans son désir constant de liberté. Les circonstances de cette instruction tardive et de ce défi personnel sont accompagnées d’observations émouvantes.
A noter dans cette saga historique, certains passages mettant en scène l’arrivée espérée du Général de Gaulle à Orléansville par d’anciens combattants de la 2ème Guerre Mondiale mus par une ultime reconnaissance de leur engagement, mais soudain bousculés, frappés par le service d’ordre, puis soignés à l’infirmerie militaire, sont d’un réalisme déchirant et consternant. Impossible d’évoquer tous les événements minutieusement décrits en plan serré. Le rappel de l’histoire d’Orléansville depuis « les pionniers de 1848 » ne sera qu’un préambule érudit à un réquisitoire implacable de force et de justesse de ton sur le bilan de la colonisation depuis ses débuts.
Le deuxième ouvrage, suite directe du précédent, s’ouvre sur le rappel des bombes explosées rue d’Isly posées par l’OAS pour contrecarrer tout processus de négociation en cours, suivies de la « vendetta sanglante », avec mise en parallèle des relations d’Olivier Long avec des responsables du FLN en vue des préparations des Accords d’Evian. L’Histoire de l’Algérie en mars 1962, très documentée, prend le relais de la fiction et s’entremêle serrée à celle de Marrouki avec l’annonce de l’attaque contre une unité de l’Armée aux Portes de Fer. Une prise de conscience et un revirement d’opinion s’imposent au personnage, après une sympathie marquée pour la France: « il réalisa… presque trop tard – qu’un flot de colère rouge coulait depuis des années, souterrain et qui maintenant affleurait». Un peu plus tard, il prendra sa fonction d’« observateur » en tant que « Si Lazrag ». Désormais il faisait partie de « l’organisation civile du FLN » face à de nouveaux fronts qui « pullulaient ». Les événements auxquels va participer Marrouki prennent une tournure dramatique en commençant par une dénonciation. Au lecteur de découvrir ce nouveau versant du personnage, tel un tournant décisif pour rattraper le temps perdu. Chaque situation est décrite au plus près des réalités de cette période charnière intense. Un genre de journalisme narratif sur le vif où tout est relaté au geste près. Au delà de l’embrasement du drame collectif, la démarche scrutatrice dans une langue âpre, authentique de l’auteur semble reconstituer des vies, des phrases, des témoignages en direct de voix qui ont disparu. Sous son écriture inflexible, affûtée, des existences engagées, ballotées, brisées, défilent. Les détails en couleur, jusque dans le « vert pomme » de l’« automobile » stoppée dans sa fuite ou « le poil mouillé » d’un chien de vannier, plus loin une « cafetière noircie posée sur une caisse de munitions » au milieu des « djounoud », témoignent de ces vies précaires embarquées dans les déflagrations de cette guerre. Cette fresque littéraire doublée de doutes, d’interrogations pourrait inspirer un cinéaste.
Dans la deuxième partie du roman, la soi-disant fin des hostilités entraîne des situations aussi dramatiques sur lesquelles le narrateur insiste. Comme « le sauve-qui-peut général dans un climat de panique » et la fuite en 4CV d’une famille de « roumis » qui, lors d’un barrage, s’achève par un carnage sous les yeux d’un vannier venu arrêter le massacre et dont l’élan d’humanisme occasionnera sa mise à mort sans sommation par les soldats. Le tableau final de cette hécatombe résume l’horreur de la fin de la guerre.
Pour Marrouki, la dénonciation mortelle de son voisin Bensouda, mêlée au souvenir partagé de la 1ère guerre mondiale, n’en a pas fini d’accentuer sa culpabilité.
Au lecteur de poursuivre la route chaotique de ces personnages vers la liberté.
Ces deux ouvrages du même roman pourraient s’intituler un gage contre l’oubli. Ils restent saisissants de réalisme tout en mêlant la fiction à l’Histoire féroce et implacable. Le déroulement des séquences intimes et collectives d’une époque traumatique est livré avec le souci palpable de l’authenticité. Même si les détails foisonnent, ils font sens. De même, si certains protagonistes sont des caricatures, leurs travers révèlent les excès humains par temps de crise. Dans ce vaste panorama de l’humanité embarquée pour de justes causes, des rappels fréquents du narrateur sur les conflits qui libèrent les instincts les plus cruels. Une histoire humaine dense, en mosaïque ébréchée par les traumatismes, devenue dystopie pour Marrouki ce personnage en quête d’un monde meilleur, en proie à ses propres contradictions. Les décors plantés dévoilent le cœur battant de la souffrance, du désarroi, ou de l’incompréhension, parfois le bonheur d’un autre monde possible. Rien n’est épargné des faits qui marquent les personnages, lâchetés et trahisons comprises. Le narrateur fustige la société à travers l’inventaire des mésaventures de Marrouki, tour à tour victime de bonimenteurs, puis acteur dépassé par le contexte tragique. A l’en croire, il arrive que le diable se niche dans les détails. Dans ce qui ressemble parfois à un journal de terrain, l’auteur atteste d’une volonté d’authenticité. Cet ample roman livre des pans de vie brisée, là où l’Histoire nivelle, évince, ce qui lui donne une dimension humaniste. Il relève aussi du principe des biographies dites « à l’américaine » où le moindre détail connu se doit d’être rapporté. La puissance de cette fiction historique de 606 pages cousues main révèle la nature des personnages confrontés aux dédales de situations qui leur échappent, comme autant de portraits sur le vif. Dans les déroutes des individus pris au piège de l’époque, d’autres réalités oubliées surgissent. Au bout du compte et avec le fracas de la mitraille en toile de fond, l’auteur s’interroge et enquête sur le sens des conflits, des regrets, des rancœurs des victimes. Dans les pièces innombrables de ce puzzle se nichent les ombres et les voix inaudibles des sacrifiés.
Si cet impressionnant double ouvrage n’a pas le pouvoir de guérir les blessures, il leur redonne du sens, car il s’inscrit dans une démarche collective mue par le devoir de mémoire en éveil.
On ne sort pas indemne de ce roman, mais plus instruit.
Jacqueline Brenot
« Tant que le chien ira pieds nus » (323 p)
« De chagrin et de rage » (283 p)
Kouider Klouche – Editions Les Presses du Chélif
(4ème trimestre 2021)
Biographie : Né en 1948 à Orléansville, l’actuelle Chlef, en Algérie, Kouider Klouche a enseigné les Mathématiques en Algérie et en Suisse. Il a occupé des postes dans l’enseignement et rédigé des manuels didactiques pour l’Éducation et l’Entreprise. Passionné d’Histoire et de Nature. « Tant que le chien ira pieds nus » est son premier roman ; « De chagrin et de rage » en est la suite.