L'Algérie de plus près

Mohamed Salah Boukechour, historien, doyen de la faculté des Sciences humaines et sociales de l’université de Chlef:

«Je peux vous assurer que la quasi-totalité de ces archives resteront non communicables»

Il y a quelques jours, Roselyne Bachelot, ministre française de la Culture a annoncé sa décision « d’ouvrir, avec 15 années d’avance, les archives sur les enquêtes judiciaires de gendarmerie et de police qui ont rapport avec la guerre d’Algérie ». Dans l’entretien qui suit, Mohamed Salah Boukechour, historien et doyen de la faculté des Sciences humaines et sociales de l’université de Chlef, décortique cette annonce. 

Le Chélif : La France vient d’annoncer par la voix de Roselyne Bachelot, ministre de la Culture dont le département ministériel gère le dossier des archives, l’ouverture, « avec 15 ans d’avance », des « archives sur les enquêtes judiciaires de gendarmerie et de police qui ont rapport avec la guerre d’Algérie (1954-1962) ». En tant qu’historien, quelle appréciation faites-vous de cette annonce surtout que les limites imposées à cette ouverture sont des plus patentes : elles ne concernent qu’un type précis d’archives ?

Mohamed Salah Boukechour : Afin de répondre à cette interrogation, nous devons expliquer la nature des archives que l’État français veut mettre à la disposition des historiens. Il s’agit d’une partie des archives, en l’occurrence : les « archives sur les enquêtes judiciaires de gendarmerie et de police qui ont rapport avec la guerre d’Algérie (1954-1962) ». Donc, il est question de documents qui pourraient impliquer des institutions de l’État : la gendarmerie, la police et, peut-être, certains acteurs qui sont toujours en vie. Ayant une expérience de recherche dans les archives françaises, je peux vous assurer que la quasi-totalité de ces archives resteront non communicables même avec cette décision politique. Il n’est pas concevable, en effet, que l’État français puisse mettre en danger ses auxiliaires français ou ses collaborateurs algériens et ce, en ouvrant des documents aussi sensibles ayant un lien avec des actes de torture et d’exécutions arbitraires. Ce qui pourrait donner lieu à des poursuites judiciaires. Il me semble que cette décision reste un acte politique dans la conjoncture actuelle marquée par les tensions politiques entre l’Algérie et la France ainsi que les élections présidentielles qui auront lieu au mois d’avril 2022.

La ministre française de la Culture a motivé sa décision d’ouvrir lesdites archives par le fait que la France avait « des choses à reconstruire avec l’Algérie » et que celles-ci « ne pourront se reconstruire que sur la vérité ». Pensez-vous que la mesure qu’elle vient d’annoncer soit susceptible d’aider à connaître toute la vérité sur les dépassements commis par l’armée française durant la seule période de la guerre de libération nationale (1954-1962) ?

La vérité est un concept qui reste relatif dans l’histoire de la colonisation. La nature de ce fonds d’archive reste à discuter également. À vrai dire, ce sont des archives françaises sur les Algériens. C’est, par conséquent, la vision de l’agent de police et de gendarmerie dans des lieux d’interrogatoire pendant la période de guerre. Donc, nous sommes devant une vision unilatérale de ces agents impliqués souvent dans des actes de torture. Connaître la vérité à travers ce type de documents me semble inconcevable.

Ne pensez-vous que l’annonce de la ministre de la Culture française ne fait que confirmer la persistance d’un malentendu entre l’Algérie et la France sur la période coloniale alors que notre pays veut traiter la question mémorielle dans sa globalité ? En clair, pour tous les faits qui se sont déroulés durant les 132 années qu’a durée cette période, la France, quant à elle, se limite aux seules années de la guerre de libération nationale. Comment expliquez-vous cette attitude, pour le moins illogique, de l’ancienne puissance coloniale ?

L’histoire de la colonisation française de l’Algérie est une succession de tragédies qui s’étale dans l’espace et le temps ; à savoir, depuis 1830 jusqu’à 1962. Les drames et les malheurs qui se sont abattus sur les Algériens à cause de cette machine coloniale ont traversé même les frontières pour atteindre les pays voisins et la métropole. Le type de colonisation qu’a connu l’Algérie ne ressemble à aucun de ceux ayant affecté d’autres pays. Les plaies sont donc indélébiles. Par mon parcours de chercheur, j’ai constaté que le problème réside dans la divergence de point de vue entre les Français et les Algériens sur le fait colonial : les Français métropolitains considèrent l’Algérie comme une partie de l’ensemble des colonies françaises en Afrique et dans les Océans et ce, depuis le XVIème siècle. C’est une vision hautaine qui est, notamment, celle de l’élite politique de la Droite française. Pour cette élite, le problème de l’Algérie n’est qu’une affaire de décolonisation de l’ensemble des colonies. Cependant, cette vision se heurte avec celle d’un autre groupe ; à savoir, la population d’origine européenne qui a quitté l’Algérie peu avant l’Indépendance et qui considère l’Algérie comme une sorte de paradis perdu. Ces Pieds Noirs se considèrent comme les bâtisseurs de l’Algérie. Ils n’ont toujours pas digéré leur départ de l’Algérie. Ce qui fait qu’ils vivent ce fait avec une nostalgie amère. Pour l’Algérie, la question de la colonisation est un lot complet qui remonte au premier jour du débarquement, en 1830, et qui s’étale jusqu’à 1962. Durant toute cette période, le peuple algérien a subi de multiples crimes, exactions et dépossessions de terres… Cela exige, à mon humble avis, des excuses mais également, réparation et indemnisation. De nos jours, les conditions d’une éventuelle réconciliation restent éloignés…

Entretien réalisé par Mourad Bendris