Elle naît dans les sommets des montagnes comme naissent les enfants gâtés. Choyée du chant des oiseaux et du froufroutement de la verdure enchantée. Quand vient la fonte des neiges, en avril, elle coule au rythme du réveil de la vie. Elle continue sa marche victorieuse pendant tout l’été. Elle serpente les méandres de la vallée en creusant son lit, lentement, mais sûrement. En automne, elle gonfle et s’en va quérir le bonheur des gens heureux qui la contemple. Le long de ses berges, on cultive, fruits et légumes. Les poissons y trouvent leur joie de vivre ainsi que les malins pêcheurs qui les accostent au tournant d’un méandre. Et elle charrie tout sur son passage, sans vouloir faire de mal. Et elle s’en va loin, très loin…
La rivière « insolente », qui croit à sa témérité, s’ingénue à se faire respecter en arborant ses « crues » d’automne et d’hiver. Même l’été, des fois, elle s’exhibe en trouble fête. Kilomètre après kilomètre, la voilà empruntant un « lit » qui ne l’aide point à sommeiller. Et puis, au tournant d’une colline ou d’une crevasse, au loin un bruit tonitruant la fait douter. C’est le son du gouffre amer, là-bas, qui l’attend. Elle a vieillie et ne peut plus changer son cours. Elle se laisse aller à son destin comme le naufragé qui n’a plus de force pour nager…
Les destins sont ainsi. Pour chaque début il y a une fin et pour chaque naissance il y a une mort. La rivière le sait et se prépare à mourir dans les bras de Poséidon. Mais que peut-elle ressentir à ces moments ?
L’écrivain Libanais Khalil Gibran nous décrit méticuleusement ce moment avec l’art et la muse du poète comme s’il avait suivi le périple de la rivière depuis sa naissance jusqu’à ce dernier souffle définitif. Mais le sort, celui-là même que personne ne sait où il va ni d’où il vient, réserve des fois des issues que lui seul peut comprendre.
« On dit qu’avant d’entrer dans la mer, une rivière tremble de peur. Elle regarde en arrière le chemin qu’elle a parcouru, depuis les sommets, les montagnes, la longue route sinueuse qui traverse des forêts et des villages, et voit devant elle un océan si vaste qu’y pénétrer ne parait rien d’autre que devoir disparaître à jamais. Mais il n’y a pas d’autre moyen.
La rivière ne peut pas revenir en arrière. Personne ne peut revenir en arrière. Revenir en arrière est impossible dans l’existence. La rivière a besoin de prendre le risque et d’entrer dans l’océan. Ce n’est qu’en entrant dans l’océan que la peur disparaîtra, parce que c’est alors seulement que la rivière saura qu’il ne s’agit pas de disparaître dans l’océan, mais de devenir océan », conclut Khalil Gibran en nous donnant la leçon du consentement au destin.
Rachid Ezziane