Mercredi 8 octobre 1980. Le caporal de service m’intercepte au seuil de mon bureau : « Hadharat, c’est pour vous de la part du lieutenant Boukmedja». Il me remet un papier plié en deux. Je l’ouvre : une permission de 4 jours. Des collègues officiers me regardent avec étonnement. C’est qu’en fin de matinée j’avais introduit une demande de permission pour le week-end (jeudi-vendredi) afin de rendre visite à ma famille à El Asnam. Le lieutenant en charge du secrétariat du bureau d’orientation (BO) de la région militaire d’Alger (la 7ème à l’époque) où je suis affecté depuis la fin de mon instruction militaire à l’École de formation des officiers de réserve (EFOR) de Blida m’avait opposé un refus catégorique. Je me suis accroché verbalement avec lui. Notre échange a été nerveux et a été entendu jusque dans le couloir. Ayant eu vent de notre dispute, les collègues officiers ont manifesté leur «inquiétude». On ne discute jamais les ordres de cet officier réputé sévère et je dois m’attendre, selon mes amis et collègues, à une punition sévère. Une semaine ou deux aux arrêts de rigueur. De mon côté, j’avais la ferme intention de partir à El Asnam, même sans permission et j’étais prêt à en assumer les conséquences. En fait, j’étais en colère contre ce que je considérais comme un déni de droit (Hogra). Ainsi, lorsque le caporal me remit en fin de journée une permission de 4 jours (alors que j’avais demandé juste le week-end), je me dis que c’est «un signe» de la providence et une belle surprise pour ce week-end du 10 octobre 1980. Au matin du 10 octobre 1980, après un bon café dans la cour de notre maison à Bocca Sahnoun et quelques 16 17 échanges avec ma mère (paix et miséricorde à son âme), je regarde le ciel. Il est d’un bleu d’acier. Pas trace de la moindre nuée ou nuage. Il fait un peu frisquet. La clarté du jour est d’une incroyable majesté. Je suis arrivé chez moi la veille, le jeudi par le train de 10h 30 et, déjà, ma mère avait lavé ma tenue de combat et quelques autres effets vestimentaires. Je la remerciais de vive voix. Vers 11h, je quitte chez moi pour me rendre au centre-ville où j’avais rendez-vous à la cité «Monoprix» avec quelques amis pour une partie de belote. Arrivé à hauteur du Lycée Es Salem, je me souvins soudain que trois des amis en question ne rataient jamais la prière du vendredi à la mosquée du centre-ville. Je fis demi-tour pour revenir deux heures plus tard, vers 14h. À la maison, je pris un léger repas et m’étendis sur le canapé-lit, mis en route une cassette de chanson chaabi, Guerrouabi dans une de ses odes épiques. Il est 13h 10 environ. Le sommeil me harcèle et je me laisse aller langoureusement. Puis, soudain, une énorme secousse accompagnée d’un grondement sourd, titanesque ! Je suis jeté au bas du canapé comme happé par une main invisible. La maison toute entière balance, tangue et j’arrive difficilement à me relever, jambes écartées. Le poste de télé en face du canapé est par terre, des bibelots sont éjectés à travers la pièce ! Je n’ai aucune conscience de ce qui arrive, ma seule préoccupation est de sortir de cet enfer. Je me lance dans un ultime effort vers la cour en m’accrochant au chambranle de la porte alors que des plaques de plâtre du plafond me tombent sur les épaules et la tête. Le sol de la cour danse, des cris et hurlements me parviennent de la rue, je fonce dans une sorte de vertige vers la sortie. Un couloir de quelques 5 mètres précède la porte extérieure de la maison, il tangue et je suis balancé tantôt à gauche, tantôt à droite jusqu’au seuil de la maison. Tout ce manège s’est déroulé en moins de deux minutes qui me parurent une éternité. Une scène d’apocalypse dans notre rue (la rue H). Des femmes, des enfants, des adultes courraient dans tous les sens, hurlaient, pleuraient, la rue tanguait encore avec force, des tuiles de toits de maisons volaient au-dessus de nos têtes, une poussière ocre baignait cette scène d’horreur ! Je cherche ma mère et ma petite sœur, je ne les vois pas et, soudain, deux fillettes d’une dizaine d’années d’âge, m’agrippent à la ceinture en criant aux larmes. Ce sont mes voisines, deux sœurs jumelles de la famille Kriche. Je les couvre de mes bras, mis un genou à terre et tente de les calmer du mieux que je peux. La maison du voisin Sayah n’est plus qu’un amas de pierres et un tuyau de gaz lâche des fumées avec une pression de jet de Karcher. À ce moment, nous avons tous compris ce qui nous arrivait : un séisme, une «zenzla» ! Dans le brouhaha des cris et la panique générale, je pris ce qu’il me restait de courage et hurlais à mon tour : courez vers la DNC ! Vite ! Courez ! L’entreprise DNC, à quelque deux cents mètres de chez nous, disposait d’un grand terrain lui servant de parking. Je courus avec les deux jumelles vers le terrain en question. Il y avait déjà beaucoup de gens, bras levés au ciel, hagards, figés. Je vis ma mère et ma petite sœur au milieu de cette foule hébétée. Ma mère m’explique qu’au moment du «choc», elle était avec ma petite soeur en discussion avec notre voisine sur le seuil de la porte d’entrée de notre maison. Elles se sont précipitées, instinctivement, vers le terrain de la DNC comme les autres. Rassuré sur leur sort, je repars vers notre maison, la rue est presque déserte, je retourne vers le terrain de la DNC. Je croise un ami Mohamed Benberrou (cadre commercial, actuellement installé aux USA). Pieds nus, le pantalon relevé sur les mollets, il court vers chez lui, un peu plus haut dans la rue où nous habitions. «El Bled ! El Bled, ils sont tous morts !», me lance-t-il. Mohamed était directeur des Nouvelles Galeries Algériennes (centre commercial) et logeait sur place dans un appartement de fonction. Dans une sorte de tourbillon, je cours vers le terrain de la DNC pour prévenir ma famille que je dois absolument aller à la caserne militaire du centre-ville pour signaler ma présence. Le sergent qui m’accueille au poste de police de la caserne me regarde avec de gros yeux. «Je suis officier de réserve au siège de la 7ème région militaire (Alger) et je vous demande signaler ma présence, ici, en vie». Il se mit debout (sans saluer) : Oui, «hadaret», j’envoie tout de suite un télex !». Je me dirige alors vers la rue des Martyrs. Une vision de fin du monde : le complexe de la cité du «Monoprix» n’est plus qu’un immense amas de gravats, de barres de fer sortant de partout, de tuyaux de gaz fumant, le tout baignant dans une sorte de brume et de poussière. Çà et là, les premiers sauveteurs tentent des gestes désespérés. Je me joins à eux. «Là, aidez-moi pour cette malheureuse! », me lance l’un d’eux avec un regard vide. Nous enjambons quelques dalles et gravats, vers une barre de fer sur laquelle est suspendu le corps d’une jeune femme plié en deux. Je prends les épaules, lui prend les pieds et…. Ô, la terrifiante épreuve ! Le corps s’est coupé en deux à notre toucher ! Je reçu sa moitié entre les bras ! Nous déposons les deux parties et… j’ai un vertige… Je ressors hors des ruines et mets un genou à terre. Un haut le cœur me saisit et je n’arrive pas à vomir. Des voix crient, les appels entre les uns et autres, le sol bouge encore (des répliques de l’onde de choc). Une sensation d’irréel m’envahit et je marche vers le haut de la rue des Martyrs jusqu’au «Gand Hôtel» du Chéliff qui s’est effondré sur lui-même. Des hommes 18 19 font ce qu’ils peuvent. Des cadavres sont alignés dans le petit parc d’en face. La plupart sont des étrangers (japonais, européens). Il est 15 h passés et je saisis tout le vide et le poids de l’impuissance de mes gestes face à une sorte «d’autre monde» dans lequel nous sommes projetés comme dans un cauchemar sans fin. Il est 16 h et je suis de retour à Bocca Sahnoun. Sur le pont de Sidi Laâradj, face à l’entrée du terrain de la DNC, je croise Abdelkader Lahmer qui vient vers moi l’air totalement perdu. Au moment où il m’adresse la parole… Brroummm ! Une deuxième secousse et le sol se remet à tanguer ! Il s’accroche à mes jambes et hurle. Nous sommes sur le pont et j’ai peur qu’il ne s’écroule. Je tire les mains de Lahmer et lui crie : «Lâche-moi ! vite !» et le traîne avec un geste fort avec moi hors du pont ! Des cris s’échappent du terrain de la DNC. Je rejoins ma famille et voisins. La terre fait des bonds et rebonds. Ça bouge tout le temps. Nous ne savons plus si nous sommes encore vivants ou morts. Nous attendons la fin du cauchemar et elle n’arrive pas. Errant à l’intérieur du parc de la DNC, les gens se regroupent en familles, demandent des nouvelles des uns, prient, pleurent, s’arrêtent, se figent dans une sidération paralysant le corps et l’esprit. Le soir arrive et il fait un froid de canard. A cette journée lumineuse succède une nuit d’encre. Les familles sont regroupées les unes près des autres. Certains ont pu déjà construire une tente avec des couvertures, la plupart sont enveloppés dans des couvertures et attendent sans bouger. La famille Mekraz est là. À chaque réplique, le sol danse et des murmures couvrent le «camp» où nous sommes tous. Mehdi Mekraz (que Dieu ait son âme) assis, une couverture sur le dos, récite la profession de foi, un autre des versets du Coran. Les gens se sentent terriblement seuls. C’est qu’aucun secours n’est arrivé à El Asnam jusque tard le soir. On entend alors au loin des sirènes d’ambulance hululer des chants funèbres. Le lendemain matin, 11 octobre, je rejoins la caserne militaire du centre-ville pour avoir des nouvelles sur ma situation. Dois-je rejoindre la région militaire d’Alger ? Me donnerait- ont des ordres précis ? Le même sergent rencontré la veille, me dit qu’il n’a aucune nouvelle à mon sujet d’Alger. En revanche, il me rappelle qu’ils ont besoin d’aide pour épauler les jeunes du service national dans des opérations de sauvetage et autre logistique. Je lui explique qu’il y a plusieurs familles entassées au «camp» de la DNC qui ne savent pas comment s’en sortir. Il note sur son carnet et me dit «OK, je vous signale comme mobilisé au camp de la DNC». Samedi 11 octobre. Les répliques de l’onde de choc se font moins fréquentes. Les gens ont pu récupérer quelques effets vestimentaires, de la vaisselle et des couvertures. Le «camp de la DNC» est parti pour durer. Au soir de ce samedi 11 octobre, j’enfile ma tenue de combat et commence la tournée du camp pour avoir une idée précise de la situation (nombre de personnes, état de santé etc.) Plus de 36 heures après le premier choc, il reste quelques familles «sans abris». Celle des «T» en fait partie (je ne cite pas de noms pour ces situations tristes et honteuses parce je commence à découvrir de vraies plaies humaines). Du coup, je passe chez un autre voisin. Il a construit une tente de quelques 25 mètre-carrés. Au sol, il a étalé une bâche plus une grande couverture dessus. Je lui demande de donner soit la bâche, soit la couverture pour aider la famille «T», ses voisins qui n’ont pas d’abri. «Non! dit-il avec force. Le sol est froid !» Je n’insiste pas devant ce voisin de longue date, pieux et père d’une famille nombreuse. Je découvre peu à 20 21 peu combien, face à l’adversité, «l’homme» oublie sa propre humanité, développe un instinct de survie proche de celui de l’animal, peut aller jusqu’à user de violence pour «sauver» ce qu’il croit être vital pour lui. C’est ainsi que lorsque quelques jours après je ramène un camion de vivres et de couverture dans le camp, certains voisins et amis se ruèrent sur le camion pour «voler» un maximum de biens, sans penser aux autres vieux, vieilles, enfants. J’ai dû user de la force pour les empêcher en menaçant de les signaler au QG de l’armée installé près de l’aérodrome de Mouafkia, à 5 kilomètres au nord de la ville. Ce camion me fit voir de toutes les couleurs. En fait, je me suis présenté au QG de l’armée pour solliciter une aide pour le camp de la DNC que nous avions bien organisé avec quelques volontaires. Je reçus deux camions de vivres, couvertures et tentes. Le colonel Abbes Gheziel (paix à son âme) en était le responsable. En quittant la base militaire, il y avait un autre camion, un troisième, avec à son bord un capitaine. Nous faisions route ensemble vers la ville. Au carrefour de la Ferme, le capitaine allait vers l’Est, vers Oum Drou, et moi vers le sud, vers Bocca Sahnoun. C’est alors que le capitaine ordonne à deux camions sur les trois de le suivre. Je lui signale qu’il y a erreur et que j’ai signé une décharge pour deux camions et lui un seul camion. Il refuse et ordonne aux deux chauffeurs de le suivre. Étant mon supérieur, je cède et l’informe qu’il y aura des suites. En effet, je signale le lendemain le fait au colonel Gheziel. Il fit convoquer ledit capitaine, lui passa un savon et le renvoya aux arrêts sur Blida. Au Camp de la DNC, nous organisons les choses comme des pros. Mohamed Kouadri, en fin d’études de médecine à Alger, se charge de l’infirmerie. Avec Mohamed Bouffegaz, nous recensons les familles : 274 familles. Nous délivrons une fiche à chaque famille avec le nombre de ses membres et gardons un double chez nous. Nous stockons les vivres et couvertures dans une baraque encore debout ; Ainsi, chaque famille a sa ration et des couvertures en fonction de sa taille. Sucre, café, riz, farine etc. Un soir, alors que la fatigue m’envahit, je laisse la permanence de la baraque à Djillai Samet, arrivé la veille de Tamanrasset où il passait son service national en tant qu’officier de réserve. Il doit veiller à la garde avec deux jeunes du camp. Vers 3 heures du matin, alors que le sommeil m’envahit, je suis secoué par une jeune : «Vite M’hamed ! Ils ont tout pris ! Djillali est blessé !» Je cours vers la barque. Djillali Samet est écroulé sur le trottoir à côté de la baraque. Il halète et respire difficilement. Il m’explique avec une voix entrecoupée que la «bande» du quartier du Moulin (Erra’ha) sont venus en groupe et ont attaqué la baraque et volé tout ce qu’ils pouvaient. Lui a été bousculé, violenté, insulté même. Il me dit des noms que je connais. La baraque était pratiquement vide. La porte cassée. Je réfléchis à la suite, puis je lève les bras et abandonne. Les dénoncer ? Que se passera-t-il ensuite ? Pourquoi font-ils ça ? Le lendemain, mon jeune frère Djilali, débarque lui aussi de Tamanrasset. Il est sous-officier d’active (engagé). Il est passé par Blida (1ère Région militaire) où il s’est procuré une tente, des couvertures livrées dans une camionnette de l’armée. Son arrivée m’est d’un grand secours. Parce que tous ces jours passés, je me suis très peu occupé de ma propre famille. Il est là maintenant, je peux avoir plus de liberté. À mesure que les jours passent, nous découvrons toute l’étendue du drame, de la tragédie. Les morts se comptent par milliers, les disparus aussi et surtout beaucoup de blessés à des degrés divers. Voilà 10 jours que je suis à El Asnam. Les esprits se sont calmés et un vent d’optimisme souffle. Toute l’Algérie a accouru au chevet de la ville et de sa région. Nous découvrons l’immense générosité des algériens. Les chaînes interminables pour le don du sang. Les aides en tout genre affluent des quatre coins du pays. Jusqu’au-delà du pays, la communauté internationale a montré une solidarité sans faille. Jamais l’Algérie n’a été autant aimée, soutenue, aidée. Oui, c’est bien la première catastrophe de cette dimension que vient de vivre l’Algérie depuis son indépendance. Une grande leçon d’humanité que beaucoup ont oubliée. Rassuré sur ma famille et celles de mes amis, je retourne à Alger. Lorsque je me présente à mon bureau en tenue de combat (ce qui est interdit dans l’administration du siège de la région), le sergent qui est aussi mon secrétaire, se lève en sursaut et me fixe des yeux : « Ça alors? T’es vivant !» J’apprends que la caserne d’El Asnam n’a pas signalé mon pointage, ni envoyé de télex comme promis par le sergent qui m’avait reçu. Je monte à l’étage voir le capitaine Goumeziane, chef de mon service. Il me reçoit et me confirme qu’il me croyait disparu. Il me serre la main et m’emmène illico chez le chef de Région, le colonel Bouhadja (le grade de général n’était pas encore attribué). Ce dernier me reçoit, me demande des nouvelles de ma famille et ajoute : «Vas, rejoins ta famille». Je reçois 15 jours de permission supplémentaire. Dehors, je pense : la première permission de 4 jours s’est soldée par un séisme. Fasse, Dieu, que ces 15 jours ne me réservent pas… une autre tragédie.
M. B. M.