Par Brahim Taouchichet
Les jeunes avaient pris possession des rues, ruelles et boulevards, s’organisant en comités. C’est que l’État, débordé, s’était mis en retrait.
Sans verser dans le mélodrame, les événements d’Octobre 1988 auront marqué l’histoire postindépendance de l’Algérie aussi bien par leur intensité que par leur étendue puisque ce sont presque toutes les régions du pays qui ont pris part à un mouvement insurrectionnel inédit sous plusieurs aspects. De par leur impact, ce que l’on continue d’appeler « les événements d’octobre », marqueront pour toujours les mémoires. De par leur portée, l’on peut affirmer qu’ils sont aussi marquants que le coup d’État de 1965, aux contours d’une révolution de palais. Si dans ce dernier cas, l’armée occupa le terrain à l’image des chars placés au cœur d’Alger, il en est tout autrement des événements d’il y a, aujourd’hui 33 ans, une génération. L’on ne peut évoquer leur commémoration sans avoir à l’esprit ces journées d’explosion populaire. En effet, les manifestations ont charrié principalement les jeunes. Le paradoxe est que les événements, en apparence spontanés, ont surpris tout le monde. Bien malin celui qui pouvait prévoir ce soulèvement du peuple, les dirigeants du pays d’alors et même les observateurs avertis. Pas de signes avant-coureurs susceptibles de constituer des avertissements. Comme le feu sous la braise, il a suffi d’une étincelle pour qu’il y ait un embrasement généralisé. La furia populaire s’en prenait à tous les symboles de l’État, sinon d’un régime imposé depuis vingt-trois ans par le tandem armée-parti FLN. Des édifices publics dont des ministères, des entreprises nationales, des institutions financières, à l’image des directions des impôts, ont été la cible d’une casse à grande échelle. J’ai vu des bandes de jeunes saccager, en l’absence totale des agents de l’ordre public, le ministère de la Jeunesse et des Sports, place du 1er Mai, à Alger, piller puis brûler des « Souk El Fellah » et des « Galeries », ces grands magasins de distribution étatique, prendre d’assaut des magasins indifféremment publics ou privés et les vandaliser.
La hargne qu’ils y mettaient dans leurs opérations était insoupçonnée, témoignant ainsi de leur rejet du pouvoir et partant le système de l’option socialiste assimilé à la mal vie, aux pénuries et aux privilèges de la nomenklatura, cette caste formée des pontes du FLN, de l’armée et de la haute administration, coupée d’une société aux fragilisée.
La violence et le désespoir des jeunes s’exprimaient même sur les panneaux routiers, tordus avec une force inouïe, renversés sur le sol, piétinés ; des enseignes étaient arrachées. Alger, ville ouverte ! Les jeunes ont pris possession des rues, ruelles et boulevards s’organisant en comités.
C’est que l’État, débordé, s’était mis en retrait, délibérément aussi pour éviter ainsi un face-à-face mortel. Par ailleurs, personne ne pouvait imaginer que les Événements d’Octobre 88 allaient être le prélude à un chambardement politique en profondeur, et mettre fin à un statut quo qui profitait à ceux qui étaient aux commandes du pays. Depuis l’indépendance, l’Algérie était devenue synonyme de pénuries, de clientélisme et autres fléaux sociaux. Les grèves, malgré la caporalisation de l’UGTA, les mouvements de protestations cycliques faisaient partie des éléments déclencheurs dont celui, déterminant qui allait pousser au soulèvement populaire, le discours de feu le président Chadli Bendjedid. En effet, n’oublions pas que nous sommes dans le contexte de la crise née de la chute brutale du prix du baril de pétrole. Au plus haut niveau de l’État, les tenants du pouvoir étaient dos au mur. En cessation de paiement, surtout concernant les produits de première nécessité et les matières premières (les intrants) des entreprises nationales en faillite financière. La banqueroute menaçait. La situation devenait dangereuse. Pourtant, c’est dans ce contexte que le président Chadli prononça un discours contre lequel vont se révolter les caciques du FLN qui y voyaient s’amorcer la fin de leurs privilèges. Les mesures de libéralisation politique et économique étaient le pire affront que l’on pouvait jeter à la face du parti unique. Démocratie, liberté sonnaient étrangement dans les oreilles de ses militants. Mais le coup était parti. Les mots d’ordre et les revendications de la jeunesse insurgée allaient être adoptés dans la société civile d’où émergeront plusieurs partis politiques à l’orée du pluralisme naissant. C’est tout un monde prend ainsi fin, le saut dans l’inconnu en particulier pour des dirigeants visiblement déclassés par l’Histoire.
Au sein de la corporation des journalistes, les Événements d’Octobre 88 étaient ressentis comme un long tressaillement d’où naîtra le mouvement de journalistes algériens (MJA). Beaucoup de nos confrères, échaudés par les années de censure, voyaient là une occasion de pourfendre le pouvoir honni du FLN, voire se racheter aux yeux d’une opinion publique assoiffée d’informations crédibles. Autant dire que l’impact des Événements d’Octobre 88 sur les médias était terrible. Plusieurs titres vont naître à la faveur de la libéralisation de la presse. La presse qui aura ses martyrs. Sid-Ali Benmechiche, journaliste à l’APS, sorti couvrir les manifestations, tombera sous les balles de militaires mobilisés pour la circonstance. Le slogan « Bab El Oued Chouhada » est scandé dans stades en hommage aux 159 morts (chiffre officiel). Après trois jours de silence, l’État se reprend. Les gaz lacrymogènes flotteront encore dans les rues, ruelles et boulevards. Vinaigre de rigueur dans un chiffon plaqué sur le nez. On pouvait en avoir dans chaque coin de rues d’Alger insurgé.
Brahim Taouchichet