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Interview de Mr.Abdallah Ahmed Ex-inspecteur général des Forêts

Abdallah Ahmed cumule 40 ans de service dans le secteur des forêts. Passant par plusieurs postes au sein de l’ex-office national des travaux forestiers (ONT), il réintègre ensuite l’administration des Forêts où il occupera tour à tour le poste de conservateur des Forêts au niveau de la Chlef, en 1989, Sidi Bel Abbes en 1996, Mascara en 2000, Aïn Témouchent en 2006, Aïn Defla en 2008 et Relizane (2010). Il est enfin nommé inspecteur général des forêts au niveau d’Alger, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite. Dans cet entretien, il nous donne quelques pistes qui pourraient expliquer comment et pourquoi la forêt algérienne a été quelque peu négligée par les décideurs.

Le Chélif : Pouvez-vous nous donner un aperçu sur la forêt algérienne ?

Abdallah Ahmed : Tout d’abord, je vous remercie pour l’intérêt que vous portez à ce secteur vital et stratégique qu’est la forêt. La superficie occupée par les forêts algériennes est de l’ordre d’environ 4, 2 millions d’hectares. On enregistre 1, 420 million d’hectares de forêts, 2,4 millions d’hectares de maquis et 280 000 hectares de jeunes reboisements. Je signale à ce propos qu’en 1962, les forêts couvraient une superficie de 3 millions d’hectares. Nous avons donc planté plus d’un million d’hectares depuis cette année.

Est-ce beaucoup ou peu comparé à la superficie du pays ?

Il faut aussi vous signaler que dans le cadre de la loi 84-12, on peut intégrer toutes les terres de montagne à vocation forestière qui sont de l’ordre de 1 million d’hectares, ce qui nous permet de dire que le pays dispose de plus de 5 millions d’hectares de forêts. Cela s’applique uniquement du patrimoine forestier. Je ne parle pas du couvert végétal qui concerne la biodiversité, la lutte contre l’érosion et la lutte contre la désertification. Il y a une autre partie de l’espace qui n’est gérée par des services autres que les forêts, à savoir les Travaux Publics, il y a les plantations annuelles et pluriannuelles telles que les arbres fruitiers qui relèvent des services de l’agriculture… Une autre partie dépend du secteur de l’hydraulique en ce qui concerne surtout le couvert végétal des oueds.

Parlez-nous de la consistance et la particularité de la forêt algérienne.

Les deux principales essences forestières que l’on trouve chez nous sont le pin d’Alep, qui représente 29% des boisements, et le chêne-liège qui occupe 21% de la surface totale. Il existe évidemment d’autres espèces qui ne sont pas dominantes mais très présentes telles que le chêne-vert, le chêne-zène, le chêne aphérèse, le thuya et les eucalyptus.

Sur un autre plan, il faut noter que les forêts relèvent de différents régimes juridiques, il y a celles qui relèvent du domaine public de l’État et celles qui sont des propriétés privées.

J’allais oublier de vous parler du grand programme de reboisement qu’est le barrage vert et qui a été initié durant les années 1970 ; c’est une bande verte qui fait fonction de rideau biologique entre le Tell et le Sahara. C’est un très grand projet qui s’étend des frontières avec la Tunisie aux frontières avec le Maroc. Il est appuyé par un second projet qui est le Plan national de reboisement initié depuis les années 1990.

Plusieurs fois, le secteur des forêts a été « restructuré », passant de la tutelle de l’agriculture à celle de l’agriculture, l’environnement, etc. À quoi expliquez-vous ces changements structurels ?

Jusqu’à maintenant, le secteur des forêts a subi beaucoup de réorganisations structurelles à tous les niveaux. Avant 1962, le secteur était organisé en tant que « Forêts » et « DRS ». Forêts pour ce qui touche à la surveillance, la police forestière, etc., c’est ce qu’on appelait anciennement le service des garde-forestiers, et DRS (Défense et restauration des sols) pour l’ingénierie, la lutte contre l’envasement des barrages, la lutte contre l’érosion et la désertification, la fixation des berges, etc.

Après l’indépendance, les choses ont changé, les forêts sont gérées par une direction centrale au niveau du ministère de l’agriculture et des sous-directions des forêts ont été créées au niveau des directions départementales de l’agriculture. Cette réorganisation se voulait être un moyen pour une meilleure prise en charge du secteur des forêts. Dans son sillage, on a créé un outil de réalisation qui était l’office national des travaux forestiers (ONTF) en 1971.

Pendant ce temps-là, il nous a été expliqué que cet outil répondait à un besoin, celui de faire bénéficier les populations riveraines des forêts des bienfaits du développement ; on était donc obligés de participer au désenclavement des zones isolées, d’offrir des postes de travail et des salaires aux habitants de ces zones… Pour vous faire comprendre l’importance de cette politique, l’ONTF a été équipé à l’époque de 750 engins de travaux publics ! Comparativement, le service des forêts de Tunisie ne disposait à l’époque que de 10 engins.  

Les choses ont évolué, l’ONTF a été dissout, le service des forêts a évolué en secrétariat d’État aux forêts pendant les années 1980. Cette institution était soutenue par les différents autres ministères, notamment celui de la défense nationale qui nous a fait bénéficier d’importants lots de matériel roulant et qui nous a aussi équipés de matériel de liaison et de communication. C’est ce qui nous a permis de réaliser des résultats très positifs en matière de gestion des forêts et de lutte contre les incendies.

Le secteur a continué à évoluer en faisant chaque fois l’objet de réorganisation mais tout en demeurant sous la tutelle d’un ministère (hydraulique, agriculture) et cela, tout en agissant sur le développement rural en collaboration, bien sûr, avec les services de l’agriculture. On est même arrivé à distribuer des bêtes et animaux d’élevage aux riverains dans le cadre de la promotion du monde rural en lieu et place des autres services concernés. Tout ce cumul de tâches a fini par faire éloigner le forestier de sa forêt. En quelque sorte, la forêt a été mise de côté. Au lieu de s’occuper d’autres choses, comme développer les capacités de prévention des feux de forêts et d’intervention en cas d’incendie, le secteur des forêts a été mobilisé dans le cadre d’une politique de développement rural et d’assistance aux riverains.

Comment expliquez-vous la série d’incendies qui a touché le nord du pays cet été ?

Ce que nous sommes en train de vivre n’est que la conséquence de la mauvaise organisation du secteur. Les forêts n’étaient pas la priorité des différents ministres qui ont eu à les gérer. Si je cite par exemple le temps où les forêts dépendaient de l’agriculture, les priorités des ministres étaient ailleurs, c’est la production de viandes rouges et blanches, de pomme de terre, de céréales etc. Personne ne pensait de manière prioritaire au pin d’Alep ou à la prévention des feux de forêts, c’étaient des sujets secondaires pour les hauts responsables. Cela, parce que la société a évolué et ses besoins eux aussi, il y a la forte démographie, le chômage et il fallait que l’État trouve des solutions…

Je pense que la situation est grave, la sonnette d’alarme est tirée, je persiste à dire que ce qu’on est en train de subir maintenant, est la conséquence des mauvaises organisations structurelles du secteur et, d’autre part, il y a la criminalité, et c’est bien le mot. Il nous est arrivé par le passé d’enregistrer 5 à 7 foyers d’incendies dans certaines wilayas, nous considérions cela comme ordinaire par temps sec et caniculaire, que c’est propre au climat méditerranéen. Mais au de-là de ce chiffre, c’est criminel. Ce sont donc des incendies volontaires comme c’est le cas à Tizi Ouzou, Bejaia et les autres wilayas touchées par la vague d’incendies de cet été. Donc, les services des forêts se sont retrouvés incapables de faire quoi que ce soit devant l’ampleur de la catastrophe. C’est pour cela qu’il faut se pencher sérieusement sur la réorganisation du secteur des forêts. Le secteur des forêts, qu’il soit rattaché au département du développement rural ou à celui de l’environnement, doit être organisé de façon à ce que la protection et la surveillance des forêts soient ses priorités absolues.

Propos recueillis par Rachid Mehaiguene et Ali Laïb 

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