Par Abdelkader Ham
«L’homme à la canne métallique», «El Menfi» (littérairement l’exilé), «Lakhal Ould Maïzia» pour les sages, telles étaient les dénominations attribuées à Abdelkader, natif de Ziadnia, au début des années trente. Pour ceux qui ne l’ont pas connu, il était le fidèle habitué, l’adepte par excellence, de la minoterie Bezouaoui, à Ouled Ben Abdelkader. Il y passait toute la journée pour revenir vers les coups de 17h, gémissant sous une énorme charge de semoule que les philanthropes lui donnaient en guise de charité, et des dattes en vrac, trempées dans la semoule.
Lakhal a vécu toute sa vie en aller-retour entre Masséna et Ziadnia, sur une distance d’environ deux kilomètres. Il sortait le matin dès l’aube pour ne revenir qu’au coucher du soleil. Dans les meilleurs des cas, il rentrait tardivement dans l’après-midi. Lakhal choisissait convenablement son temps pour la simple raison : éviter les bandes de jeunes du quartier qui le traitaient de tous les noms d’oiseaux, qui le harcelaient jusqu’à ce que, en réaction, il se cogne la tête contre un mur ou se donne un coup de canne sur la tête, ce qui provoque généralement un écoulement de sang.
Lakhal est le cadet de ses deux frères, Ali et Mohamed. Ce dernier est décédé le 10 octobre 1980, succombant à des blessures provoquées par l’effondrement d’un mur, tout comme sa mère, morte le même jour. Son frère ainé Ali était décédé bien plus tôt, les nonagénaires se souviennent de lui et parle de sa physionomie étrange.
Ce que notre génération garde de Lakhal, c’est qu’il gardait le troupeau de sa mère, qu’on appelait «El Maïzia», une brave femme selon ses contemporains. Le vécu de Lakhal ne manque pas d’anecdotes. Un jour, il a fait entrer le troupeau alors qu’il n’était pas l’heure. Quand sa mère lui a demandé pourquoi il était revenu aussitôt, il lui a expliqué qu’il fallait revenir avec le troupeau parce que le «car Makhlouf», l’autobus des Ziani qui desservait alors El Asnam-Ouled Ben Abdelkader, était déjà passé. Le «Car Makhlouf», faut-il le signaler, constituait un repère temporel pour ceux qui ne possédaient pas de montre, il passait vers les coups de 11h exactement.
Après la mort de sa mère, le troupeau a disparu et Lakhal fut recueilli par sa sœur qui habitait la ville d’El Asnam, et que peu de gens connaissent. Il est resté chez elle des années entières avant que Hadj Mohamed Benaffou ne le récupère. Les deux hommes entretenaient un lien avunculaire.
De retour au bercail, Abdelkader Badni, dit Lakhal, a repris son activité habituelle, à savoir la navette Ziadnia-le village et le harcèlement des jeunes est de nouveau de retour. Pour éviter leur méchanceté, il se levait tôt le matin, chaussait ses bottes, s’armait de sa canne en métal (elle était façonnée à partir d’une barre de ferraille), de son couffin en doum et se dirigeait vers le centre-ville pour demander l’aumône. Avant d’y arriver, il se baignait dans une retenue d’eau située à mi-chemin entre Ziadnia et Ouled Ben Abdelkader. Il ne peut s’en passer, même en plein hiver, sa douche matinale était sacrée pour lui.
Vers la fin de ses jours, notre ami Lakhal a contracté la maladie de Parkinson, ses mains tremblaient, son dos s’est recourbé puis il a cessé de sortir. Des mois plus tard, il a tiré sa révérence dans le calme, c’est El Hadj Mohamed Benaffou qui s’est occupé de ses obsèques. Une foule considérable l’a accompagné à sa dernière demeure. Cela s’est passé dans les années 1990.
Reposez en paix Lakhal et El Hadj Mohamed !
A. H.