Par Youcef Elmeddah
C’est un conte de fée que je vous raconte, l’histoire vraie d’un ami ingénieur agronome de l’INA d’El Harrach. Un arabisant qui avait beaucoup de difficultés à s’exprimer en français, mais qui était très doué pour les sciences dites «exactes» : mathématiques, physique-chimie notamment. Moins en sciences biologiques. A l’INA, c’est tout naturellement qu’il a choisi la section «Hydraulique» de la spécialité «Génie rural».
De mémoire, et mes collègues de l’INA peuvent en témoigner sans citer son nom, il n’avait jamais de cahier sur lui. Ou un seul cahier, mal tenu avec une couverture pleine de ratures…
– Houcine… mais comment tu fais pour les cours et TD ?
– Wallah ya Youcef que tout est dans ma tête. Je prends peu de notes car je ne comprends pas tout. Je suis arabisant !
Je me rappelle des questions basiques qu’il me posait sur des mots simples de la langue française… Houcine et moi occupions la chambre 32 du pavillon N à la cité universitaire d’El Harrach. La veille des examens, pendant que je révisais, lui ne faisait rien. Absolument rien ! Une frustration dont je me souviens. Tandis que j’avais un cahier de couleur par cours ou TD, des classeurs des bloc-notes, lui, pardonnez-moi de me répéter, n’avait rien !
Il y avait dans notre promo un autre camarade de classe qu’on appelait «Essarat» – l’avaleur- parce qu’il apprenait tout par cœur, de la géologie, à l’économie en passant par les maths et la physiologie.
En tronc commun, on faisait partie d’un petit groupe mixte de 4 ou 5 étudiants et travaillions ensemble pour préparer nos examens. Et on comptait sur lui pour les maths et la physique chimie. Comme il comptait sur nous pour le reste des disciplines.
A la fin de nos études, je l’ai perdu de vue pendant une dizaine d’années. Nos trajectoires étaient radicalement différentes… Je me suis investi dans l’enseignement. Il s’est investi dans la construction de barrages en Algérie.
«Habenia», un jour de mai 1988, alors que je préparais ma thèse de Doctorat à l’INRA de Theix (63) – je reçois un coup de fil de lui…
– Allo ? Youcef ?
– Oui, «chkoune Maâya» ? «Qui est au fil ?» (je n’ai pas reconnu sa voix).
– Houcine T.
– Oh ! Quelle belle surprise ! Ça va Houcine ? Comment as-tu eu mon numéro ?
– Je l’ai eu par mon ami Etsouri (dont il était aussi un très bon ami).
– Ravi, wallah. Que deviens-tu ?
– «Wallah» ça ne va pas «khouya» Youcef. J’étouffe dans ce pays et j’ai envie de tenter ma chance en France.
– Je te comprends Houcine. Je connais tes capacités intellectuelles et je pense que tu pourras réussir.
– J’ai peur d’une chose «ya» Youcef
– Quoi ?
– Ma non-maîtrise du français. Je n’ai pas beaucoup progressé dans ce domaine. Pour le reste, ça va. J’ai été chef de projet pour de nombreux barrages et autres ouvrages hydrauliques et tout se passait bien. Mais là, rien ne va plus. Mes chefs sont jaloux de moi et je ne peux plus exercer dans un climat serein. J’ai envie de fuir si tu peux m’aider.
Houcine travaillait comme chef de projet dans une entreprise étatique de travaux hydrauliques – l’ETHR- depuis 6 ou 7 ans…
– Que puis-je faire pour toi Houcine ?
– Juste me conseiller. Quelles sont mes chances sur le marché de l’emploi avec mon handicap relatif à la non maîtrise du français, et surtout quelles sont les formations que je pourrai suivre pour me perfectionner ?
Suit alors une longue discussion sur les problèmes qu’il rencontrait en Algérie, l’environnement des études et le marché de l’emploi en France etc. Et des conseils que je lui ai prodigués.
Après ce coup de fil, j’ai de nouveau perdu de vue Houcine pendant une petite dizaine d’années. Jusqu’au jour où il me rappela de nouveau pour me relater sa fulgurante ascension tant professionnelle que sociale.
A son arrivée en France en 1988, Hocine n’avait que quelques économies qui lui ont permis de subsister tant bien que mal. Conscient de son handicap, il a commencé à prospecter d’abord pour des formations.
Ses économies épuisées, il a vécu quelques semaines de galère, dormant «sous les ponts», et dans les gares. Jusqu’au jour où il a rencontré un ami d’enfance qui l’a accueilli, hébergé et pris en charge. Lui qui occupait un poste prestigieux en Algérie !
Il a commencé par préparer un Master en génie civil au Centre des Hautes Études de la Construction (CHEC) de Paris. Parallèlement, il s’est inscrit à la Sorbonne pour suivre un semestre de cours de français. Et pour finir, il s’est inscrit dans une formation informatique d’administrateur de réseaux.
Pour subsister, il donnait quelques cours de statistique à des étudiants et multiplia les petits boulots. Persévérant et confiant !
«Galek essaber inale inale… !» «Essaber» certes, mais aussi le bosseur !
A la fin de son master, il s’est fait remarquer par le Président du Syndicat du béton armé à Paris qui a salué sa performance universitaire en rappelant que, jamais, le syndicat n’avait accueilli une personne du «Génie rural» et le recruta au sein de l’organisme chez lequel il a passé une dizaine d’années. Fort de cette expérience, Houcine postula à la SAFEGE, entreprise qui fait partie du groupe SUEZ. Parallèlement, il travaillait aussi pour la société Rhône-Poulenc dont il a assuré informatiquement le passage à l’an 2000. Très vite, il a été nommé Directeur Algérie à la SAFEGE où il supervisait la construction de nombreux ouvrages hydrauliques.
En 2002, il m’adresse, tout fier de lui, une photo de lui en compagnie de Bouteflika qui inaugurait un ouvrage hydraulique dans la steppe algérienne.
Travailleur infatigable, d’une extraordinaire énergie, il s’est vu nommé quelques mois après, directeur général de la SAFEGE ! Rien que ça !
En 2006, il intègre la Société SANNIER Associés pour y travailler à peine un an avant de créer sa propre entreprise, la SATEIG, spécialisée dans les études et travaux d’ingénierie et de gestion dont il est l’unique actionnaire et continua à travailler avec l’Algérie en employant 180 personnes «ya Bou galb» (chiffre confirmé au téléphone par l’intéressé).
Cette fulgurante ascension de Houcine, homme pieux, apolitique, mu par sa seule volonté de réussir, n’est pas le fruit du hasard. Il a travaillé dur et continue toujours de le faire malgré un foutu cancer qui a ralenti quelque peu ses activités et dont il se remet doucement.
Aura-t-il eu ce parcours exceptionnel s’il était resté en Algérie ? Je ne le sais pas ! Parce que des cadres comme lui existent en Algérie. Mais j’en connais plus d’un qui sont découragés par l’environnement de travail, une hiérarchie pas toujours reconnaissante, un labeur non valorisé et d’autres soucis qui peuvent freiner la ferveur de toute bonne volonté.
Il n’y a pas d’autres richesses pour un pays que celle de ses hommes. De très bons ingénieurs, d’excellentes plumes, des enseignants d’une extraordinaire compétence dans leur domaine travaillent quelquefois dans un environnement guère propice à l’expression de leurs immenses capacités dont ils ne se rendent même pas compte. Beaucoup hésitent à quitter le pays par peur de ce qui les attend plus que par un quelconque principe.
«Au lieu de mettre en place une politique illusoire de retour des cadres algériens expatriés, il vaudrait mieux construire une politique de non-départ pour ceux qui ont choisi de rester dans le pays». C’est spontanément, au cours d’un dîner, qu’un ami m’a fait cette judicieuse réflexion suite au récent mouvement de grève des médecins, pharmaciens et dentistes résidents.
Petits, on nous disait que tout est possible pour celui qui rêve, ose, travaille et ne désespère jamais !
Y. E. M.
PS : Ce récit n’est pas un encouragement à quitter l’Algérie. C’est juste un témoignage sur la volonté d’un homme qui s’est construit par sa seule ambition. Parce qu’au-delà des aspects professionnels, d’autres considérations plus personnelles peuvent inciter les hommes et les femmes de n’importe quel pays à s’expatrier. «Hada makane».