Par Mâamar LARIANE
A l’annonce de la mort de notre coiffeur d’Oued-Fodda, il y a de cela deux jours à peine (à la date où j’écris cet article, soit le 10 août 2020) je me suis dit : «Un article lui sera consacré dans le journal Le Chélif, je lui dois bien ça, à notre respectable Benaïssa», de son vrai nom Abdenour Abdelkader.
Benaïssa s’est éteint à l’âge de 77 ans à l’hôpital des Sœurs Bedj de Chlef des suites d’une maladie qui a duré un peu plus d’une année. Opéré des yeux dans une clinique à Oran, il ne s’en est pas remis et fut contraint par la suite d’entamer un lourd traitement de chimiothérapie puis de radiothérapie à Blida, traitement au terme duquel il dut garder le lit jusqu’au jour où il fut admis en urgence à l’hôpital pour des soins palliatifs avant de rendre l’âme entouré par les membres de sa famille.
Benaïssa était d’une gentillesse extrême, un homme affable et réservé doublé d’un coiffeur hors pair. L’homme n’a pas été longtemps à l’école mais laissez-moi vous dire, aimable lecteur, qu’il parlait très peu, jamais pour ne rien dire, écoutait beaucoup par contre tant et si bien qu’on venait le consulter pour un rien ou pour lui demander conseil à tout bout de champ.
Benaissa n’élevait jamais la voix et, personnellement, je ne l’ai jamais vu rire aux éclats : il se contentait de sourire ou de rire sous cape lorsque l’un de ses nombreux clients présents dans le salon lançait quelque blague, lui, continuait à parfaire sa coupe de cheveux sans broncher. Lorsqu’on le sollicitait, il donnait, sans se retourner et d’une voix à peine audible, son avis sur la question sans trop s’étaler sur le sujet. Droit comme un «I», jusqu’à un âge avancé, (il ne faisait pas son âge) Benaissa accomplissait sa tâche avec goût, sans jamais se plaindre de quoi que ce soit, ce qui lui valait l’estime de tout le monde. Bien que son salon fût des plus modestes, il ne désemplissait pas. Ces derniers temps, on a vu naître des salons de coiffure richement aménagés par des jeunes, nouveaux dans le métier certes mais tout aussi forts dans leur façon de faire avec leurs clients qui se montraient toujours pleinement satisfaits du travail accompli. Le nouveau look ? Ce n’était pas sa principale préoccupation à notre bonhomme. Benaïssa, de son côté, n’avait pas à se plaindre du manque de clients puisque ces derniers, notamment ceux de notre génération, lui sont restés fidèles jusqu’à la fin.
Autre chose d’absolument remarquable à noter : durant plus d’un demi-siècle, notre coiffeur ne s’est jamais arrêté de travailler. Je me souviens qu’il prenait un jour par semaine, le samedi, pour se reposer ou pour voyager avec des amis, histoire de rompre avec cette monotonie de salon qui finit par rendre son bonhomme aigri ou grincheux vis-à-vis des clients. Bien entendu, cette longévité s’explique par le fait que Benaissa ne se privait pas : il vivait bien et se permettait même de prendre des vacances à l’étranger à l’époque où cela était faisable ; on sait que maintenant la chose est hors de prix. C’est vous dire que l’homme avait son secret pour tenir aussi longtemps dans un métier aussi pénible et qui demande de l’effort et de la persévérance. La vie de pantouflard ? Ça ne l’intéressait pas puisqu’il est de nature sociable et qu’il a horreur de l’isolement. C’est un peu ce qui a précipité son départ.
Durant toutes ces longues années, Benaissa se pointait à huit heures ou huit heures et un quart à son salon, qu’il pleuve ou qu’il vente, fermait à midi pour reprendre aux environs de quinze heures et ne quittait son lieu de travail qu’aux environs de 20 heures. Réglé comme du papier musique, notre ami coiffeur accomplissait sa tâche de la meilleure manière qui soit. Il empruntait le même itinéraire pour rentrer chez lui ou pour se rendre à son travail, un pli qu’il avait pris un peu malgré lui.
Et ses courses ?, me direz-vous puisqu’il est tout le temps entre quatre murs ? Je vous répondrais que Mohamed, un type pas tout à fait jeune mais totalement dévoué à Benaissa, était là, quotidiennement, pour le servir comme un frère (ou comme un fils) et ne le quittait que lorsque son ami ne manquait de rien. Je l’ai croisé une fois, au village, après la mort du coiffeur et tout ce qu’il a trouvé à me dire c’était ça : «Où est Benaissa ?» Drôle de question, me direz-vous. C’était là, une façon à lui de me dire qu’il était difficile de se faire à cette absence.
Il va sans dire que le métier de coiffeur n’est pas de tout repos : la position debout prolongée, comme on le sait, finit par laisser des traces. Il y a de cela quelques années, Benaissa a été terrassé par une sciatique et a dû prendre un congé forcé. Mais, sitôt rétabli, il reprit du service comme si de rien n’était. Un autre aurait tout simplement pris sa retraite de peur qu’une récidive ne lui fasse mettre un genou à terre. Benaïssa était du genre coriace et a tenu le coup jusqu’au bout, jusqu’à… la fin. Comme quoi, rien n’est éternel.
Benaï ssa n’était pas homme à se négliger : toujours bien rasé, bien mis pour venir accueillir ses clients le matin et prendre avec eux un café ou un thé avant de se mettre au travail. Ses nombreux clients se reconnaîtront très certainement dans ce que je raconte.
Notre coiffeur avait la réplique facile, de même qu’il avait beaucoup d’humour et c’est un peu pour cela que la plupart de ses clients s’attardaient chez lui pour rigoler un peu si bien qu’un jour, un ami commun, professeur de lycée de son état (décédé depuis), m’a dit un jour, en sa présence bien entendu : «Ce gars-là n’a pas été à l’école mais celui qui peut lui tenir tête n’est pas encore né, c’est moi qui te le dis». Benaïssa s’était contenté de sourire devant pareille réflexion, un autre aurait peut-être mal pris la chose.
Si nous parlions un peu de son travail ? Je vais évoquer un détail non moins important celui-là : lorsque Benaïssa avait un gamin dans son fauteuil, il ne faisait aucune distinction entre lui et une grande personne. Méticuleux comme tout, notre coiffeur prenait tout son temps pour que le gamin en question ait une coupe de cheveux impeccable. C’est dire que l’homme faisait son boulot avec amour sinon comment expliquer qu’à l’âge de 75 ans, après un demi-siècle de métier, Benaïssa continuait à aller à son salon avec autant d’entrain, le pas lent certes mais le cœur joyeux. Il lui arrivait souvent de se rendre chez quelqu’un de malade soit pour lui faire la barbe ou pour une coupe de cheveux, et ce, non pas pour être grassement payé mais seulement parce qu’il aimait rendre service aux gens.
La retraite ? Benaïssa n’y a jamais pensé. La coiffure ? C’était sa raison de vivre. Et puis, vous n’aviez pas besoin de lui dire ce que vous attendez de lui une fois installé dans le fauteuil. C’était toujours du sur-mesure avec lui et j’en parle en connaissance de cause.
Un lien d’amitié s’était tissé avec lui tout au long de ces années et ce lien ne s’est rompu qu’avec la disparition de l’homme, de l’ami, du coiffeur.
Voilà qui est fait mon ami Benaïssa. Je te devais bien cela. Repose en paix à présent.
M. L.
*Ecrivain