Par Youcef El Meddah
«Suite à votre correspondance N°XXX/MA/CAB/2015 au sujet du projet de construction d’un complexe culturel-Musée dédié à la mémoire de la chahida Hassiba Benbouali, j’ai le plaisir de vous informer que notre équipe d’architectes dirigée par M. XX est disposée à se déplacer afin de rencontrer vos services dans le but d’examiner l’assiette foncière qui sera dédiée à ce projet. (…)
Je reste confiant en votre soutien et en celui de l’ensemble de vos services. Est-il nécessaire de préciser que ce projet culturel et mémoriel sera d’un grand intérêt pour toute la population de Chlef et environs».
C’est l’extrait d’un courrier adressé par un proche parent de Hassiba au wali de Chlef le 14 septembre 2015 pour lui demander une audience. Peu importe son nom. Il a tenu à garder l’anonymat. Appelons le Nadir ! C’est un «citoyen algérien, patriote», c’est ainsi qu’il se présente. Un chirurgien quasi-anonyme encore en fonction en région Ile-de-France, qui a commandé en 2015, et à titre personnel, à l’architecte Rudy Ricciotti un plan pour la réalisation d’un «complexe culturel-Musée consacré» à Hassiba Ben Bouali, cette icône de la bataille d’Alger, morte déchiquetée par des bombes dans la Casbah d’Alger. Dans la totale discrétion.
Le choix de cet architecte n’est pas fortuit. Natif de Kouba (Alger), ce monstre du béton a à son actif d’impressionnantes réalisations en France comme à l’étranger parmi lesquelles on peut citer le Centre Chorégraphique National à Aix-en-Provence, le Musée Jean Cocteau à Menton, le Département des Arts de l’Islam au musée du Louvre, le MuCEM à Marseille, le Stade Jean Bouin à Paris, la Bibliothèque Humaniste à Sélestat, la Nikolaisaal à Potsdam (Allemagne), la Passerelle de la Paix à Séoul, le Centre International d’Art et de Culture à Liège… Toutes ses réalisations sont animées par un esprit résolument engagé qu’il résume par cet extrait d’un de ses nombreux ouvrages :
«La valeur du béton est de sublimer la générosité et son énergie de transcender la vulgarité. […]. Les angoisses collectives ne sont pas des fins irréversibles. Basta ! à la doctrine américaine qui a inventé le supermarché. Vive le souk et sa ruelle !»
L’architecte s’est donc exécuté et a accompagné les photos et les plans de son projet par cette note architecturale :
«La parcelle s’inscrit dans un vaste cadre urbain en évolution. La ville de Chlef s’étend vers le sud selon un plan directeur d’envergure. Le musée Hassiba Benbouali s’installe à la pointe sud de ce nouvel aménagement.
Il apporte une architecture différente dans le paysage urbain de la ville. Le bâtiment tranche volontairement parmi les autres constructions. Sa silhouette massive et minérale, quasi-mystique, étonne et questionne son environnement. Elle évoque un anachronisme, un vestige de l’histoire algérienne récemment sorti des sables. La première confrontation interpelle face à cette masse insaisissable. Ces murs, de brique rouge -un appel direct à la terre du site- restent solides et indéchiffrables le jour. De nuit, la myriade d’ouvertures la transforme en un objet de rêve, léger, se confondant avec le ciel étoilé. Sur l’une des faces on découvre un mur qui s’écarte. Délicat, cet espace invite le spectateur à se glisser dans cette sculpture de brique rouge.
A l’intérieur une ambiance sombre permet d’apprécier le patio. Dissimulé depuis l’extérieur, il s’offre pleinement ici. Il constitue le cœur du bâtiment, toujours visible, telle une oasis de lumière et de nature. Sa matérialité se distingue des autres éléments. Une tension nait du contraste entre cette lumière presque religieuse et la masse primitive du bâtiment.
Intrigant et paisible, l’intérieur laisse l’aménagement créer l’événement autour du patio. Les salles d’expositions, de dessin, de danse, de conférence et de débat dialoguent toutes avec ce cœur de nature. L’esprit de ce lieu d’échange est d’évoluer en fonction des évènements qu’il accueillera. Dans cette optique, les plateaux restent libres. L’ambiance scénographique pourra être optimisée par des voilages et des systèmes d’accroche au plafond.
Le cheminement vertical se fait à travers une rampe qui suit les murs inclinés. Le patio est toujours visible depuis la rampe, on tourne autour des espaces sans les perdre de vue. Ce chemin dans le musée laisse le temps de s’imprégner de la force du lieu.
Arrivé sur le toit le spectateur respire, s’extrait de l’obscurité intérieure mystique et redécouvre le paysage algérien. Lieu de débat, d’échange ou de réception, cette terrasse fait partie intégrante de l’expérience du musée. L’architecture et l’histoire de Hassiba Benbouali agissent comme une chrysalide. Le spectateur ressort changé, l’esprit ouvert à une Algérie libre et indépendante».
Nadir rêvait de cet espace dédié à Hassiba. Ricciotti l’a concrétisé !
Les plans réalisés, c’est alors le début d’une longue période pour Nadir à la recherche d’une assiette de construction à Chlef susceptible d’accueillir le projet.
Après maintes démarches avec quelques amis, il réussit à décrocher un rendez-vous avec M. Aboubakr Seddik Boucetta, alors wali de Chlef (2014 à 2017). Accompagné par un représentant du cabinet de Rudy Ricciotti et d’une algérienne travaillant pour le MuCem de Marseille, il lui explique longuement les intérêts de ce projet qui ne se limite pas à un simple musée à la mémoire de Hassiba, mais à un vrai centre culturel pour lequel il souhaitait que chaque jeune algérienne et algérien s’approprient. Ainsi, l’équipe avait envisagé d’associer à chaque étape de sa réalisation les jeunes collégiens, stagiaires en formation professionnelle et autres pour qu’ils apportent leurs contributions symboliques en maçonnerie, en plomberie, en décoration ou tout autre secteur du bâtiment. L’idée étant de bâtir ensemble un projet pour tous qui demeure pour les générations futures et qui soit à la hauteur du legs que nos valeureux chouhadas nous ont transmis.
Le wali a été très attentif à l’argumentation du projet, mais aucune suite n’a été donnée, ce d’autant qu’il a été muté et remplacé par un autre wali.
Nadir ne se décourage pas pour autant malgré son emploi du temps chargé. Il revient à la charge et essaye encore une fois de prendre contact avec ce nouveau wali. Toutes les demandes d’audience lui ont été refusées. Il s’est présenté lui-même à la wilaya de Chlef dans l’espoir d’être reçu. En vain.
Las et abattu par tant d’indifférence, il a fini par abandonner ce projet d’intérêt public qui lui tenait à cœur. L’administration a eu raison de sa volonté et sa détermination.
Il était convaincu qu’il n’aura pas de mal à recueillir les fonds nécessaires pour la réalisation de ce projet de «Centre culturel» dédié à Hassiba Benbouali. Et donc, il ne sollicitait pas les autorités locales pour son financement mais juste pour trouver l’assiette de construction la plus adaptée pour un projet socio-culturel puisque les plans de ce centre ont déjà été financés par lui-même.
Pour un tel projet de la ville natale de Hassiba Benbouali, nul doute que les citoyens algériens auraient participé massivement à un appel aux dons. Parce qu’ils connaissent la vie de cette héroïne. Parce qu’ils connaissent sa fin tragique à la Casbah d’Alger en compagnie d’autres combattants pour la liberté. On n’en était même pas là ! On était juste au fait que ce projet n’a pas suscité l’adhésion des autorités locales de cette époque. «Hada makane» !
Se souvenir est un devoir. Un sacré devoir. Etre indifférent à ce projet citoyen, c’est renier le sacrifice de milliers de chouhadas pour une Algérie libre et prospère.
L’originalité de ce projet réside dans le fait qu’il a été imaginé par un citoyen qui a fait appel à une sommité mondiale pour sa conception et en investissant ses propres fonds. La description faite par l’architecte témoigne de leur volonté de réaliser un mémorial digne de Hassiba et de son parcours.
Contacté au téléphone par votre serviteur à propos de ce projet, Rudy Ricciotti nous affirmait que Hassiba est «Une patriote, une femme libre! Un repère sensible pour la jeunesse algérienne» et que, pour lui, «Hassiba est toujours vivante !»
Nous avons vu des stèles et des mémoriaux construits un peu partout dans le pays à la mémoire des Chouhadas. Nombreux ont été critiqués pour leur manque de goût. Certains ont même été détruits peu de temps après leur construction. Une statue à la mémoire de Hassiba a bien été édifiée à Chlef au niveau d’un grand carrefour un peu excentré du centre-ville. Mais elle est loin d’être à la hauteur de la mémoire de cette immense femme, qui voulait soigner ses semblables plus que tuer ses ennemis. L’histoire en a décidé autrement.
Que ce soit pour Hassiba ou d’autres résistants de la Guerre de libération nationale, nous leur devons nos libertés. Et, à ce titre, ils méritent d’être honorés dans leurs villes respectives, car, pour Nadir, «Alger ne devrait pas être la seule ville où la mémoire est conservée».
En plus d’honorer la mémoire de Hassiba, ce centre culturel aurait permis à l’ex-El Asnam de disposer d’une infrastructure à même de favoriser le développement local au travers les visites des citoyens et les activités programmées contribuant à améliorer l’image de la région au travers une de ses filles.
On gardera en mémoire, en plus de sa résistance au colonialisme, son émouvante lettre à ses parents avant sa mort tragique dans laquelle elle écrivait ceci : «Si je meurs vous ne devez pas me pleurer, je serai morte heureuse je vous le certifie».
Il n’est jamais trop tard pour corriger une injustice. En ces jours de commémoration du 58ème anniversaire de l’indépendance, nous souhaitons de tout cœur que les ministères concernés par ce beau projet (Intérieur, Moudjahidine, Culture…) lui accordent la suite qu’il mérite.
Nous restons convaincus que les citoyens algériens y contribueront financièrement. Ce d’autant que Rudy Ricciotti nous a affirmé qu’il a gardé précieusement tout le dossier et qu’il est prêt à le reprendre si on lui fait appel.
C’est T. Todorov qui disait : «La vie est perdue contre la mort, mais la mémoire gagne dans son combat contre le néant».
Allah Yerhmek Ya Hassiba. Repose en paix. Nous ne t’oublierons pas. Avec ou sans mémorial. Parce que tu as combattu pour une cause juste. Parce que tu es morte tragiquement pour nous !
Y. E. M.