L'Algérie de plus près

L’aïd es-seghir, ma fête

Par Laïd Klouche

L’Aïd, premier jour; l’Aïd, deuxième jour; l’Aïd, c’est fini. Dans mon agenda, chaque année, ces trois mentions portées successivement sur les trois premiers feuillets des trois premiers jours de Chouwal. Les mentions devenues rituelles par leur répétition et qui disent le temps et les bonheurs qui passent. Cette fête de l’Aïd es-seghir a toujours été dans la famille la fête totale, la plus heureuse, la plus spirituelle, la plus fervente, la plus enjouée. La grande fête de l’Aïd esseghir : l’oxymore bilingue. Expression sociétale parfaite de notre double-culture, de notre appartenance indubitable et irréductible à la personnalité de cet irréductible pays.

L’Algérie ne nous appartient pas et si quelqu’un appartient à quelqu’un c’est bien nous qui appartenons à ce pays. Mais cette fête qui nous lie de façon si étroite et si passionnée à notre pays, il me semble que les autres pays musulmans en sont privés parce qu’ils (les pauvres) ne connaissent pas ou n’ont pas connu les vibrations printanières de l’air, de la nature et des humains dans cet écrin infini, vivant, violent, brutal et adorable qu’on appelle l’Algérie. L’Aïd Esseghir est le point culminant de la compassion et de l’amour qu’on porte aux autres; le point astronomique, géographique et temporel qui concentre toutes les joies, tous les combats, toutes les délivrances et toutes les victoires en une demi-journée. Et cette demi-journée se trouve concentrée elle-même dans ce rassemblement devant une mosquée dont les murs en pisé et le toit de chaume était à nos yeux le

palais idéal, candide dans sa pureté, innocent dans son dessein, absolu dans sa finalité. On était là avec mon père, dans son burnous des grands jours. À l’intérieur, sous la houlette sourcilleuse du cheikh, les tolbas psalmodiaient les sourates lointaines, longues, sidérales, mystérieuses et inconnues de nous, gamins. Le rythme est unique, la scansion est au diapason des battements de cœur. Une pulsation lente puis rapide puis lente puis torrentielle et ce chœur des «tolba» est un grondement syncopé qui nous berce comme un vent ami. On se pâmait aux accents épiques de la sourate de Youcef. Ou fantastiques aux versets lancinants de La Caverne. On ouvrait de grands yeux, on était tout ouïe, on n’était que sensations et émotions.

Le guendouze est l’apprenant, il vit dans une émulation et une compétition sans fin en faisant appel à sa mémoire élastique pour rallier les sourates les plus lointaines.

Le taleb est le doctorant qui a fait un peu le tour de la question et qui soigne et travaille constamment son texte et le style de sa récitation.

Le cheikh est le père de tous, érudit et savant, cultivé et omniscient, docteur et imam. Il est le guide dans la plus noble acception du terme. Lumineux comme son turban éclatant de blancheur. De la main, il marque le rythme tel un chef d’orchestre. Il monte les tours, il modère le tempo, il élève l’amplitude. Et la récitation coule comme un flux continu de bronze fondu, ondoyant, cadencé, bouleversant.

Puis c’est la prière. Tout le monde se met en rang et le cheikh, ombrageux et intraitable sur la question, inspecte ses troupes et exige la rectitude. Nous autres gamins, ne sommes pas parmi les prieurs sauf quelques zélés, les futurs premiers de classe qui disent «qoro ouellahou».

Le bonheur vient après la prière de l’Aïd. Après que les hommes se soient lancés dans un pugilat de tous contre tous, des embrassades viriles, des étreintes chaleureuses et bruyantes, des vœux et des souhaits à n’en plus finir. On embrasse des inconnus et on leur souhaite avec sincérité tout le bien du monde, et que tout ira aussi bien chaque année à venir. Nul ne saurait dire clairement d’où vient le bonheur que l’on ressent à voir l’autre heureux. La compassion et l’empathie paraissent naître ici dans cette masure aux murs de toub et au toit de paille. Chez les chrétiens, la tradition ou la légende fait naître (ou renaître) l’innocence et la pureté dans une étable. Chez nous, notre réalité était ce bouillonnement amoureux qui suit la grande prière derrière l’immaculé cheikh. On serre un inconnu dans ses bras et on a miraculeusement envie du fond du cœur que cet inconnu aille bien parce son bonheur est indispensable au nôtre. Et ce n’est pas une légende, je l’ai vécu mainte fois et maintes fois la magie a opéré.

Après les embrassades par dizaines, voilà un autre bonheur qui s’invite au milieu de la mosquée sur la hassira en doum. Une table puis deux, puis trois, les grandes «gassâa» de «r’fiss» et du beurre et du miel sortis de nulle part, matérialisés à partir du néant comme le big bang. Et des «briq» de café au lait sucré, c’est le ravissement de l’âme et de la chair. Un homme grand et brun, aux poings gros comme des massues entre, portant un lourd cageot d’abricots aux joues dodues, rosées, parfumés comme le paradis, qu’il dépose devant le cheikh. C’est des ho, c’est des ha, c’est des «la b’gha». C’est l’Aïd esseghir, la petite grande fête, c’est la joie sans mélange. On est riche de la présence des autres, heureux de la joie des autres.

L’après-midi, des gens de la ville viennent nous rendre visite. Il y a sûrement des cadeaux. Mais dès que passe le milieu de l’après-midi, je sens l’angoisse monter car le premier jour de l’Aïd tire à sa fin et mon inquiétude s’accroît à mesure que ce jour lumineux faiblit et décline et menace de s’en aller pour s’éteindre comme un vulgaire dimanche.

Le spleen s’installe déjà et ma fête me semble partir hors de moi. La journée bénie va s’éteindre alors que les visites s’attardent encore. Il faut tout faire pour les retenir car s’ils partent, la magie de l’Aïd tombe brusquement avec le crépuscule.

Mais comment lutter contre le temps qui passe; comment retenir le bonheur en s’accrochant à ses voiles de tulle, flottant, ténus, dans l’océan de l’éternité. Pourquoi ce jour si précieux, si parfait a-t-il la même durée que les autres jours?

L’anxiété existentielle n’est pas l’angoisse des adultes seuls. Les enfants aussi, les enfants surtout, ont leurs terreurs. La peur devant ce jour qui agonise remue le sentiment profond d’une injustice qui nous est faite. Tout devient subitement gris et morose et l’on ne distingue plus le fil blanc du fil noir tant le souvenir tout frais des heures de joie nous paraît lointain et sujet de nostalgie.

Déjà. On dirait une vie d’homme en accéléré, depuis le berceau jusqu’à sa mort qui se déroule tout au long de ce jour à nul autre pareil.

Le lendemain c’est encore l’Aïd mais ce n’est en réalité qu’une pâle copie, un remake avec des acteurs de série B d’un chef-d’œuvre passé. Un pauvre réverbère de banlieue planté à l’orée d’un morne quartier comparé à un passage fascinant de la comète de Halley.

Heureusement, pour les enfants, l’Aïd Esseghir, leur fête, revient chaque année, aussi brillant que la comète de Halley, aussi riche d’espérance, aussi plein de désir, aussi mystérieusement prometteur et plus que jamais désirable.

L. K.

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