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Bachir, le fossoyeur de Tissemsilt

Par Rabah Saadoun

«Il n’y a pas de sots métiers, il n’y a que de sottes gens».

A chaque fois que j’assiste à un enterrement au cimetière de notre ville, je le croise. C’est de Bachir que je vous parle. Bachir appartient à cette catégorie de professionnels de la mort, si je peux dire, que la société préfère souvent ne pas voir, ne pas croiser, éviter au maximum. Je reconnais, au fond de moi, cette appréhension que j’avais envers lui. Appréhension due au fait que, dans notre ville, son prénom rime avec les vocables : mort, enterrement, deuil… Retraité de la municipalité de Tissemsilt, il est resté dans le même métier.

Depuis que je l’ai connu en activité, il est resté le même sur tous les plans. Les mêmes habits de travail, délavés et poussiéreux, des chaussures usées, un pantalon en tergal, une chemise sur laquelle il met un gilet ou un paletot, un chèche (turban) serrant à moitié sa tête et laissant apparaitre un crâne complètement dégarni. Le même physique, une bouche édentée et les mêmes traits d’un visage ridé et crispé comme si le temps s’est figé à son niveau. Il passe une grande partie de sa vie dans les allées du cimetière de Sidi El Houari de Tissemsilt. Et pour cause : il y est fossoyeur depuis belle lurette. Si on ne le retrouve pas au cimetière en cas de besoin, pas de panique, un coup de téléphone et il viendra vers vous. Son numéro de téléphone portable est inscrit en noir et en grand à l’entrée du cimetière.

Un métier qu’il juge assez spécial et difficile, aussi bien physiquement que moralement, mais qui lui plaît parce qu’il est utile à la collectivité et c’est son seul gagne-pain. «Savoir creuser, c’est important», dit-il en maniant sa pelle et sa pioche  avec dextérité. «Le boulot, c’est ça. Tout le temps des trous. A faire et à reboucher ensuite bien sûr». Outre ses aptitudes physiques indispensables dans l’exercice de son activité, Bachir accompagne moralement les familles pendant toutes les étapes de l’inhumation. A ce titre, il accueille à l’entrée du cimetière, accompagne le cortège funèbre jusqu’à la tombe et y place le mort sur son côté droit le visage tourné vers la Ka’aba, c’est la pratique depuis l’époque du messager d’Allah (que le salut soit sur lui).

Il assiste aussi les personnes souhaitant se recueillir sur une tombe en leur indiquant son emplacement exact. Eh oui ! C’est lui qui, un jour, les avait creusées à tel ou tel endroit. Il arrive même aux membres de famille d’un défunt d’oublier l’emplacement de sa tombe… mais pas Bachir qui s’oriente facilement dans le cimetière malgré l’anarchie totale qui y règne et qui dure. Aucune planification ni organisation dans les enterrements, chacun y va de sa propre logique des choses. Saturation du cimetière, envahissement d’herbes sauvages, détritus de tous genres et manque d’espace et, le comble, c’est que chacun veut enterrer ses morts au même endroit où sont enterrés les autres membres de sa famille, en particulier ses aïeux. Et allez leur faire comprendre que «Ardh rabi gaa tarham» (toute la terre de Dieu procure le repos et la miséricorde), ils n’en feront qu’à leur tête ! C’est le cas de pratiquement la plupart des cimetières de la wilaya qui demandent beaucoup d’entretien. Les rares campagnes annuelles de nettoyage et de désherbage de ces lieux par quelques associations ne suffisent pas si les autorités locales ne les prennent pas en charge d’une manière un peu plus sérieuse. En tous cas, tous les cimetières de la ville, que ce soit celui de Sidi El Houari, Sidi Bentamra ou Sidi Khelifa doivent faire l’objet d’un soin constant, à la fois par respect des morts et de leurs proches, mais aussi pour des obligations d’hygiène, de sécurité et d’accessibilité.

Notre Bachir ajoute aussi que le fossoyeur a conscience de ses responsabilités vis-à-vis des familles endeuillées. Lorsqu’il creuse une tombe, il prend en compte toutes les remarques du membre du défunt qui lui a demandé de faire ce travail ou lorsqu’il porte «El Mahmal» (le cercueil) ou en soulève le cadavre, il évite ainsi «de montrer que c’est lourd», par exemple, pour faire «bonne impression», souligne-t-il.

«Il faut bien s’occuper des morts, on est là pour ça sinon qui le ferait à notre place et puis que tu sois riche ou pauvre, tout le monde arrive au même endroit», me lance-t-il et de réciter un passage du saint coran : «Puis quand vient leur terme, ils ne pourront ni la retarder d’une heure ni l’avancer» (16/61).

Il lui arrive souvent de répliquer, avec son sang-froid ordinaire, aux personnes qui osent le taquiner au cimetière en lui disant : «K’lit ras gaâ wlat lablad, winta yji n’harak ounadafnouk ya El Bachir (Oh Bachir ! Tu as enterré tout le monde, et on ne sait pas quand est ce qu’on va t’enterrer)».

D’un air très sérieux, il leur répond souvent : «Je ne mourrai que lorsque je vais tous vous enterrer l’un après l’autre». Et d’ajouter : «Vous savez !  Je sais qu’il y aura tellement de gens à mon enterrement que j’ai décidé de ne pas m’y rendre. Donc, vous allez patienter encore longtemps avant de me voir quitter ce monde».

Surtout, il ne faut jamais oublier de le rémunérer car il ne vous lâchera pas d’une semelle et il vous le rappellera tout le temps et le long des allées du cimetière ! Que le défunt soit riche ou pauvre, son propre dictionnaire ne contient pas du tout l’expression «fi sabil Allah» (autrement dit, gratis). D’ailleurs, quand il s’agit de l’enterrement d’un richissime, il se plie en quatre pour satisfaire les membres de sa famille en espérant tirer le maximum de sous. Toutefois, quand il s’agit d’un pauvre misérable, il se contente du minimum. Laissant le plus gros du travail aux membres de sa famille. Cela n’empêche pas que tout le monde valorise son travail et qu’il reste un type estimé et respecté car il est modeste, empathique et manifeste beaucoup de sympathie envers les membres des familles endeuillées.

Il ne rate jamais les repas funèbres organisés par la famille d’un défunt et s’attable en toute confiance comme s’il était un membre de la famille qui regarde d’un bon œil sa présence. Et comment ? Lui qui les a assistés durant tout le temps de l’inhumation. Et c’est à ce moment qu’on le taquine beaucoup, pour détendre un peu l’atmosphère, en lui lançant que ce qu’il fait n’est pas du tout un métier  apprécié par la société. Un job qui inspire de la répulsion. Que tout le monde déteste. Il garde toujours un silence d’enterrement et se contente généralement d’esquisser un sourire édenté car il sait qu’on rigole avec lui et qu’il ne fait que son travail.

On raconte qu’un jour, une personne l’avait tellement taquiné au point qu’il quitta la table sans avoir touché au plat de couscous servi cette nuit-là ! Elle ne cessait de lui dire: «C’est moi inchallah qui vais t’enterrer un jour». D’habitude calme et zen, on n’avait jamais vu Bachir réagir ainsi. Le lendemain, de bon matin, des personnes sont venues le solliciter pour leur creuser une tombe à l’un des leurs qui fut terrassé, la veille, par une crise cardiaque. Une fois informé sur le défunt, âge, sexe endroit où ils voulaient l’enterrer, il entama son boulot.

Quand Bachir sut, plus tard, que le regretté était la personne qui l’avait mise en colère la veille, ses yeux se mouillèrent et pleura à chaudes larmes sous les yeux stupéfaits des membres de la famille du défunt qui n’arrivaient pas à trouver une réponse à sa réaction. Avait-il une part de responsabilité dans cette mort subite ? Était-ce des remords ou des regrets vis-à-vis du défunt ? Personne, même pour Bachir, jusqu’à maintenant, n’a une réponse logique à l’évènement de la veille et à la réaction très émotive du fossoyeur !

En tous cas, l’information se propagea comme une onde de choc parmi tous les habitants de la ville qui, depuis cette histoire, n’osent taquiner notre fossoyeur. Que ce soit au cimetière ou lors des repas funèbres.

Les taquineries ont été remplacées par de véritables leçons de morale. Et quand Bachir prend la parole, on l’écoute attentivement, surtout par crainte de l’irriter, de s’attirer les foudres de sa colère et subir ainsi un mauvais sort !

Il est devenu un Bachir écouté et craint. Il console tout le temps les membres des familles en deuil et lui arrive même de parler de la mort d’une manière très philosophique.

Je l’ai souvent entendu dire, outre la récitation de versets coraniques : «Toute chose dans cette vie nait petite et grandit avec le temps sauf la mort ! Elle nait grande et commence à rapetisser lentement». Eh oui ! La mort tombe dans la vie comme une pierre dans un étang : d’abord, éclaboussures, affolements dans les buissons, battements d’ailes et fuites en tous sens. Ensuite, grands cercles sur l’eau, de plus en plus larges. Enfin le calme à nouveau, mais pas du tout le même silence qu’auparavant, un silence, comment dire : assourdissant, pour reprendre, Christian Bobin.

R. S.

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