«Nombre de transformations sociologiques se font à l’insu des sociologues»
Professeur de sociologie, docteur en anthropologie et directeur de la revue «Socialités et Humanités» à l’Université d’Oran 2, Rabeh Sebaa se confie, à cœur ouvert, au journal Le Chélif qu’il considère comme étant «Un journal qui s’impose par la rigueur et la qualité du travail d’une équipe, indubitablement motivée et incontestablement engagée.»
Les réponses de M. Sebaa sont d’une pertinence distinguée doublée d’une vision clairvoyante. Le Chelif s’honore de cet entretien si enrichissant pour ses lecteurs.
Le Chélif : Monsieur Sebaa, si vous voulez bien vous présenter à nos lecteurs. Votre parcours d’intellectuel étant des plus remarquables.
Rabeh Sebaa : Citoyen algérien, reconnaissant à son pays, pour lui avoir offert la possibilité de cheminer dignement. Etudiant, puis enseignant-chercheur, notamment en sociologie, en anthropologie linguistique et en épistémologie des sciences sociales, après l’obtention de diplômes en Algérie et à l’étranger. Parmi lesquels le diplôme d’études approfondies, le doctorat de troisième cycle et le doctorat d’Etat en anthropologie culturelle. Actuellement, professeur et directeur de la revue des sciences sociales, Socialités et Humanités, à l’Université d’Oran 2.
Comment va «sociologiquement» la société Algérienne en ce début de l’année 2020 ?
Comme toutes les sociétés, elle porte ses contradictions intrinsèques, ses contradictions intimes, comme l’expression du mouvement qui l’habite et l’agite. Notamment depuis l’avènement du mouvement citoyen qui vient de boucler une année d’existence. Ces contradictions ont plus de visibilité. Le premier trimestre de cette année a été riche en événements. Mais le plus important, me semble-t-il, est bien l’implication et la consécration des différentes catégories sociales comme acteurs politiques incontournables. Un aboutissement historique qui n’est pas le résultat d’un surgissement mais le produit d’un mûrissement. Sous forme d’élévation de la conscience sociétale. L’expression d’une capitalisation des différentes avancées sociales mais également de l’accumulation des différentes déceptions et des multiples désillusions. Les multiples générations, présentes et représentées dans le mouvement citoyen, qui s’exprime par des canaux diversifiés, ont pour préoccupation commune le changement de la texture sociologique du système politique qui sévit depuis un demi-siècle. Une demande sociale ouvertement partagée mais fermement pondérée. Un signe de très bonne santé «sociologique». Une société qui se donne, enfin, les moyens de dire son mal-être et d’exprimer son refus d’un système politique sans agressivité et sans violences, est une société qui fait preuve d’une grande maturité sociologique.
Hirakiste de la première heure, vous vous êtes engagé en tant que citoyen ou sociologue ?
C’est l’un des rares métiers ou les deux dimensions sont indissociables. La société algérienne est un formidable terrain d’observation qui offre toutes les opportunités de lecture. Avec parfois des évidences et des saillances qui portent en elles, de façon explicite, les germes de leur interprétation. De sorte que nombre d’évolutions, de progressions ou de transformations sociologiques se font à l’insu des sociologues. Tant et si bien que le citoyen-sociologue se trouve impliqué dans un tourbillon sociétal qui exige un nécessaire recul et une indispensable distanciation. Ainsi, pour le cas de figure que vous citez, en l’occurrence le mouvement citoyen du 22 février 2019, l’adhésion du citoyen à nombre de revendications ne doit pas éluder l’exigence de cognition. En d’autres termes, si pour le citoyen, le mouvement populaire est le lieu d’expression de requêtes ou de réclamations, pour le sociologue ce même mouvement est avant tout, un objet de connaissance et de compréhension.
Continuez-vous toujours à décortiquer la société Algérienne avec vos chroniques comme dans votre ouvrage : «Chroniques d’un pays inquiet» et à quel constat êtes-vous arrivé après tout ce travail lame de fond ? Car il y a dans vos chroniques «lire, relire et après-lire», comme dit Ahmed Zitouni dans la préface de votre livre.
La sociologie n’est, au fond, que la somme des lectures des quotidiennetés. Un travail constant ayant principalement pour double objectif la compréhension et l’interprétation. Mais face à la multi-complexité du réel et pour une plus grande lisibilité, il est possible de ramener, pour ne pas dire, réduire, cette multi-complexité à un triple plan : politique, institutionnel et sociétal. Sur le plan politique, la faillite du système algérien se traduit présentement par l’exigence sociale de son extinction. Beaucoup de chroniques ont été consacrées à cette faillite, longtemps avant l’avènement du mouvement citoyen. Certaines d’entre elles ont été écrites il y a une vingtaine d’années mais conservent une actualité cuisante. Sur le plan institutionnel, je me contenterai de citer les deux «anfractuosités officielles», en l’occurrence le Parlement et le Sénat qui sont de pâles copies calquées de démocraties occidentales mais sans âme et sans socle social, ce qui explique leur rejet et leur exécration par la société entière. D’autres institutions algériennes se caractérisent par un dysfonctionnement structurel et nombre de chroniques continuent à leur consacrer pour mettre en exergue leur inanité voire leur inutilité. Le troisième niveau est le plan sociétal. Il s’agit des chroniques les plus nombreuses. Ecrites à partir du prisme sociologique ou anthropologique, elles se nourrissent de l’«habitus» algérien et mettent le doigt sur les multiples travers de la société algérienne : son insoutenable rapport au savoir, son intolérable rapport à la femme, à l’enfance, au travail, à la culture ainsi qu’à l’inacceptable incivisme d’une grande partie de la population. Une sociologie de la quotidienneté qui s’exerce à tout moment et en tout lieu.
Peut-on parler, déjà, de la deuxième république Algérienne ? Si c’est le cas, quel a été, à votre avis, le déclencheur primordial ?
Contrairement à une idée communément admise, les prémisses ou les germes de cette orientation vers une «nouvelle république» ont précédé le mouvement citoyen du 22 février. Mais il s’agit bel et bien de prémisses d’une orientation. Car l’armature tant institutionnelle qu’humaine du système, est toujours présente. Et le «déclencheur primordial» est bien le dédain conjugué à l’arrogance de ce système à l’endroit de la société algérienne. L’humiliation institutionnalisée et généralisée que ce système a fait et continue de faire subir aux Algériens, un demi-siècle durant. D’où la demande unanime et irrévocable de son départ.
Le café littéraire d’Oran continue-t-il son bout de chemin malgré le Hirak ?
Bien au contraire. Il a même été intégré aux activités du café littéraire. C’est ainsi qu’il m’a été donné de présenter dernièrement l’ouvrage intitulé «Libertés, dignité, algérianité, avant et pendant le Hirak», en présence de l’auteur et face à une assistance nombreuse. Un débat intéressant qui a duré plusieurs heures.
Oran, la ville moite, comme vous dites, a-t-elle atteint son apogée culturel vu son importance de future mégapole ?
Hélas non. Hormis quelques rares manifestations officielles se déroulant dans des espaces officiels, la culture des profondeurs est tenue dans un état de léthargie. Dans le sens où trop peu d’efforts sont déployés pour la mettre en valeur et lui donner de la visibilité. Cette culture, au sens anthropologique du terme, qui nourrit et se nourrit de la sève sociétale s’exprime à la marge des espaces institutionnels. Elle mérite d’être valorisée et visibilisée à la hauteur d’une métropole à la vocation méditerranéenne. Pour cela, il faut à la fois les compétences humaines et les volontés politiques. Ce qui est loin d’être le cas présentement.
Que compte élaborer «l’intelligentsia» oranaise comme événements culturels pour les futurs jeux méditerranéens de 2021 qui se dérouleront à Oran ?
Comme vous le savez, «l’intelligentsia» oranaise et algérienne, en général, n’est jamais associée aux officialités. Même à l’occasion d’événement internationaux importants. C’est toujours à quelques fonctionnaires ténébreux, assistés de quelques acolytes véreux, que sont confiés ces événements. Les jeux méditerranéens de 2021, prévus à Oran ne font pas exception à cette loi non écrite.
Votre prochaine publication sera un roman ou un essai de sociologie ?
Il s’agit d’un roman historique que je suis en train de finaliser portant bien évidemment sur la société algérienne. Il sera publié simultanément par deux maisons d’édition en Algérie et à l’étranger.
Quelle image avez-vous aujourd’hui du monde en tant que sociologue ? Êtes-vous adepte de l’idée du chaos ou de «lendemains meilleurs» pour l’humanité ?…
L’idée du manichéisme est révolue. A fortiori en sociologie. Ainsi il n’existe ni chaos dans l’absolu ni «lendemains qui chantent» à l’infini. La lecture de la réalité nous impose de prendre en considération la conjugaison des éléments s’imbriquant dans une dialectique en mouvement. Ceci dit beaucoup d’événements à l’échelle planétaire, comme les guerres, les nouvelles maladies, la pauvreté, la désécologie et bien d’autres choses encore, incitent plutôt au pessimisme. Mais il ne faut pas perdre de vue que l’Humanité dispose de ressorts extraordinaires pour faire face à tous ces fléaux. Elle peut améliorer positivement la condition humaine, si elle parvient à se débarrasser, ou tout au moins à atténuer, les déséquilibres mondiaux produits et maintenus par les égoïsmes politiques nourrissant et se nourrissant de calculs et d’intérêts foncièrement inhumains.
Un dernier mot pour les lecteurs du Chélif… Merci pour votre écoute et disponibilité.
Ils ont la chance de lire un journal qui commence à compter dans le paysage médiatique algérien. Un journal qui s’impose par la rigueur et la qualité du travail d’une équipe, indubitablement motivée et incontestablement engagée.
Propos recueillis par Rachid Ezziane