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Ben Allal, le meunier de Vialar

Par Rabah Saadoun

«Meunier tu dors, ton moulin, ton moulin va trop vite !» Cette comptine me rappelle mon enfance et, bien évidemment, un personnage atypique de notre ville. Cependant, elle ne lui correspond pas du tout dans la mesure où notre meunier, Si Ben Allal de Vialar, restait éveillé et très vigilant lorsque son moulin tournait à plein régime.

Je me souviendrais toujours de ces brouettes, de ces charrettes ou de ces camionnettes pleines à craquer de sacs de blé dur, blé tendre ou d’orge, qui venaient se garer juste devant la porte de sa meunerie. Et, des fois, c’était à dos d’ânes, de mulets ou de chevaux qu’on lui ramenait du grain à moudre. Il rendait un grand service à tous les habitants de Tissemsilt et à tous les paysans de la région. Sa meunerie était un repère et son propriétaire un véritable acteur de la vie social des Tissemsiltis.

Le regretté avait un métier polyvalent. Il se chargeait de la réception du blé, de sa trituration pour le transformer en semoule ou en farine, de la maintenance  de son moulin et de l’expédition des sacs. Selon le désir du client, il réglait sa machine comme une montre selon la grosseur et la dureté du grain, de manière à ce que le produit soit toujours d’excellente qualité. Il ne manifestait aucun signe de nervosité face aux clients un peu exigeants. Il restait, généralement, zen, cool et s’adaptait à toutes les situations car il était sage comme une image ! Hormis si vous vous approchez trop des croix de sa machine, là, vous risquez  d’être réprimandé sévèrement. Il ne badinait pas du tout avec les mesures de sécurité.

Quand il y avait du monde dans sa meunerie, on devait respecter impérativement la file d’attente et gare à celui qui essayait de la contourner ! Il ne faisait de faveur à personne et dès que votre tour arrive, avec un signe de la main, il vous invitait d’approcher avec votre sac et vous demandait gentiment ce que vous attendez comme mouture pour vos grains. De la grosse, semi-grosse ou fine. Sérieux et rigueur oblige !

Dans une ville où le pain était et est au cœur du modèle alimentaire, Si Ben Allal le meunier était un maillon central de la chaîne alimentaire quotidienne des Vialarois. On dit que sans meuniers plusieurs métiers n’existeraient pas : le boulanger, le marchand, etc.

Eh oui ! Sans Ben Allal, on n’aurait, peut-être  jamais connu nos fameux boulangers, El Hadj Dadoun dont la boulangerie jouxtait son local, El hadj El Meknassi, Si Soufi, El Ghaouli et autres…

Le regretté a laissé dans ma mémoire et celle de plusieurs générations de la région de Tissemsilt le souvenir d’un homme généreux et fier. Il était l’un des  parents de la majorité des Vialarois et surtout des pauvres qu’il affectait beaucoup.
Si Ben Allal était un homme cultivé, grand de taille, solide, lent et lucide. Intègre et honnête. Un des hommes qui semblent faits pour être toujours au service d’autrui. Il avait le teint frais et un visage ovale souvent saupoudré de farine, une fine et belle moustache garnissait sa lèvre et surtout des mains habiles et vigoureuses qui pouvaient manipuler les profonds secrets de n’importe quelle matière première. Je ne l’ai jamais vu sans ses vêtements de travail feutrés de farine qui ajoutaient un plus à l’originalité du personnage. Certes, tout le temps saupoudré de farine dans sa meunerie mais il n’avait jamais roulé quelqu’un dans la farine !

Pour les pauvres, c’était gratuit

Il était humble, bienveillant, sincère, digne, travailleur, discret, très débrouillard et pas du tout moulin à paroles. Bien au contraire, c’était quelqu’un qui faisait taire la médisance et les commérages. D’ailleurs, on raconte qu’un jour, dans l’épicerie de Si Ahmed «El Massou» qui se trouvait en face de son local, c’est comme ça qu’on l’appelait, il devait être un maçon avant d’être épicier, il y avait trois clients qui discutaient. Et dès que l’un d’entre eux sortit, un autre a commencé à le médire mais le regretté ne l’a pas laissé faire et lui avait demandé illico presto de se taire. Le concerné reçut ce jour-là du meunier une véritable leçon de morale sur les méfaits des calomnies et des diffamations.

Toutes ces qualités ont fait de lui une personne respectable et respectueuse. Franchir la porte de sa meunerie à l’époque était pour moi comme un petit privilège qui me permettait de découvrir la magie de la transformation du blé sous différentes formes. Plongé dans un nuage de poussière de farine, on devenait tout de suite sourd à cause du bruit que faisaient les croix de sa mécanique qui tournait à vive allure. On y pouvait sentir une douce et chaude odeur de blé. Odeur qui provoquait une certaine exaltation des sens et des sentiments. Je sortais de son atelier en essayant de me débarrasser de la fine couche de farine qui s’est étalée  sur tout mon corps. C’est moi qui le voulais et je devais assumer. Ne dit-on pas que «qui entre au moulin, en sort poudré» ?

J’hésitais souvent à lui prendre une petite quantité de grains, que ma mère me confiait pour la lui transformer en «tchicha m’falga» (blé concassé) ou du blé grillé (torréfié) pour la préparation de la «rouina» (poudre du blé torréfié), craignant qu’il refuserait de moudre les petites quantités. Mais c’était sans compter sur son esprit très compréhensif. Il se chargeait rapidement de me les concasser ou de me les moudre et me les remettait, avec un soupçon de bonté et de tendresse et sans qu’il ne prenne un sou. C’était gratis pour la «tchicha m’falga» et la «rouina» et même pour les petites quantités d’orge ou pour le son, obtenu par l’enveloppe du grain de blé et servant généralement à nourrir les animaux, qu’il offrait aux particuliers qui venaient le chercher pour leurs bêtes.

C’était gratuit car il savait que cette «rouina» (semoule issue de blé grillé ou torréfié) allait être offerte chaque vendredi comme «sadaqa» (offrande). Eh oui ! À cette époque les familles consacraient une bonne quantité de leur blé pour la fabrication de «tchicha m’falga» et de la «rouina».

Si, pour la première, cela ne demandait que le nettoyage du blé de toutes ses impuretés avant de le concasser, la seconde exigeait, outre son nettoyage, sa torréfaction à feu doux dans un «tadjine» en terre, ou dans une poêle en remuant sans cesse pour que le blé ne brûle pas et cela jusqu’à obtention d’une couleur dorée. Et justement c’est cette torréfaction qui va donner le goût très caractéristique à la «rouina». La «tchicha» et la «rouina» deux succulents mets, à la valeur nutritive très élevée car faits à base de blé complet, étaient offerts par parcimonie aux voisins et aux proches. Et chaque vendredi matin on pouvait apercevoir, que ce soit une gassaa ou djefna (grand plat en bois) ou de grandes assiettes creuses pleines de « rouina », avec  des cuillères plantées dessus, qui sortaient des maisons pour se retrouver que ce soit à la mosquée ou au niveau des épiceries de différents quartiers et surtout dans l’épicerie de Si Ahmed el massou. Ça faisait énormément le bonheur des passants qui assis à même le sol ou accroupis autour d’une assiette pour la débarrasser rapidement de son délicieux contenu. Habitude qui malheureusement a disparu complètement de notre vie quotidienne.

Sans oublier, bien sûr, la fameuse «Kesra ch3ir» ou «el hamdha» (galette à la semoule d’orge). C’était plus la subsistance des nécessiteux et c’est pourquoi Si Ben Allal ne touchait pas un centime pour leur moudre leur orge. Eh oui ! Notre meunier faisait sa part des choses et ramenait beaucoup de grains et d’eau au moulin des pauvres !

Pour revenir à notre regretté durant la période coloniale, il était très impliqué  dans la vie sociale et politique de cette époque-là, il manifestait un engagement sans faille pour tout ce qui avait trait à l’utilité publique et au service de la nation. Il était réputé pour son militantisme au sein du  mouvement scout en tant que baladin, louveteau, éclaireur et finir en tant que pionnier et ce jusqu’à la guerre de libération de 1954.

Sans oublier bien sûr son côté très pieux car il côtoyait de près les « cheikhs» des zaouïas ! On n’hésitait jamais à lui demander conseil pour des questions d’ordre religieux.

Malheureusement, notre ville a non seulement perdu son meunier en 2009 mais, une année plus tard, ce sont deux de ses fils qui l’ont rejoint suite à un tragique accident de voiture. Le destin a voulu le prendre en premier lieu pour lui épargner, sans le moindre doute, un choc, une immense douleur qu’il n’aurait pas pu supporter en voyant ses deux fils mourir à la fois tragiquement devant ses yeux !

Tissemsilt se rappellera pour bien longtemps de cette journée de septembre 2010, où l’annonce du décès des frères Bouchareb est tombée comme un couperet sur la tête des membres de leur famille et de leurs proches. Journée triste et pleine de larmes. L’Eternel les a appelés ce jour-là, pour tenir compagnie, au paradis, à leur père  El Hadj Mohamed Bouchareb dit Ben Allal. Qu’ils reposent en paix ! A Dieu nous appartenons et à lui nous retournerons un jour !

Et depuis, «R’ha de Ben Allal» (la meunerie) ferma ses portes. On ne sait si elle n’a pas trouvé preneur ou si c’est l’équipe de relève qui, pour une raison ou une autre, ne voulait pas prendre le témoin. Avec cette fermeture, une page de l’histoire de Vialar s’est tournée définitivement !

R. S.

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