L'Algérie de plus près

La mort programmée d’Oued Fodda

Par Khaled Ali Elouahed

La rue de la Révolution est l’une des plus belles rues d’Oued Fodda. Comme un oued, Elle prend sa source au centre ville, au croisement avec la rue du chahid Si Bélaid et va tout droit pour aller se jeter sur la route d’El Karimia. Hier seulement, c’était avec la Rue Si Bélaid le cœur et les poumons de la ville d’Oued Fodda. Hier seulement, il y avait une vie trépidante avec une jeunesse débordant de vitalité. Une jeunesse très bien éduquée et instruite. Ses sujets de discussions était l’état de la nation, les projections futures, comment améliorer la qualité de vie dans la cité. Elle parlait d’avenir avec un cœur gros comme ça. Elle parlait de mode, de coiffure, des études, des livres, de journaux, de romans-photos, de bandes dessinées et, la cerise sur le gâteau, elle parlait de football. Et alors, c’était le club local, l’USOF en l’occurrence. Les dimanches, c’est l’effervescence car, en ces temps, le stade gazonné au naturel d’Oued Fodda ne pouvait absolument pas contenir toutes ces vagues de jeunes et moins jeunes qui arrivaient aux alentours du stade communal. L’affiche était tout le temps alléchante. L’USOF jouait en ouverture avec une équipe fringante et qui ne demandait qu’à fournir des efforts et mouillait le maillot avec une tenue «oro & verde». Une galerie où les supporters d’El Asnam (ASO) avaient pris place dès le matin avec un cordon de sécurité composé de camions pleins de gendarmes venus spécialement du chef-lieu de la wilaya. Un très bel après-midi avec à la clé deux grands matchs USOF contre Bouzaréa, El Biar, et bien d’autres quand l’ASO affrontait les ogres de la division d’honneur comme le WAB de Boufarik, la JS Kabylie, l’OMR et consorts. Les derbies entre l’ASO et le SCAF n’en finissaient jamais. Deux matchs pour un dimanche réparateur comme pour le samedi soir au cinéma chez Akermi, deux grands films. Dans les cafés, le thé coulait à flot. Même les cacahuètes étaient de la partie. Il n’y avait pas de fastfood comme aujourd’hui. Nous avions Goubi, que dieu ait son âme, chez qui, pour 20 centimes vous pouviez prendre un casse-croûte de frites avec un quart de gros pain. Vous aviez le choix aussi d’opter pour la même somme pour un casse-croûte avec des piments doux ou une petite merguez. Avec des mains très sales au point de noircir le pain blanc et les frites qui nageaient dans une eau noirâtre avant de terminer la course dans un poêle où l’huile n’est jamais changée. On adorait cette cuisine qui n’avait rien à avoir avec la soupe aux pommes de terre, des choux fleurs et des courgettes de nos mamans. Heureusement que les oranges et les mandarines en tous genres ne manquaient  pas. Et gratuitement s’il vous plait. Les vergers d’Oued Fodda étaient célèbres et regorgeaient de vitamines à portée de main. C’était peut-être ce qui donnait plus de vitalité à une jeunesse croquant la vie à pleine dents. Hier, c’était hier seulement quand j’avais vingt ans. Aujourd’hui, les rues sont désertes, les jeunes fument des joints, ne vont plus au stade car l’équipe locale ne joue plus pour l’honneur de la ville. Comment voulez-vous que cette équipe puisse avoir un brin d’âme quand le président me déclarait, il n’y a pas si longtemps, qu’il a ramené quatorze joueurs hors wilaya. Comment se fait-il qu’on ramène un joueur d’Ain Sefra à coup de millions de centimes et que nos jeunes regardent à travers le grillage ces stars se faire déboulonnées «at home» ? Le cœur n’y est plus, les jeunes n’y sont plus. Le chômage est passé par là. Aujourd’hui, Oued Fodda compte des centaines et des centaines pour ne pas dire des milliers de jeunes désœuvrés. Ils sont pourtant diplômés des plus grandes universités du pays. Les filles ? Elles ont rangé leurs diplômes dans un tiroir pour malaxer la pâte de farine pour en faire du matlou’ (pain traditionnel). Le père, le frère ou même la petite sœur se chargera de le revendre sur la chaussée afin de subvenir aux besoins de la famille. La ville a perdu ses meilleurs enfants. Ils n’ont pas supporté l’oisiveté et l’état végétatif de la population. Ils sont partis faire leur beurre ailleurs. Ils sont partis dans une felouque pour une «Harga» vers l’inconnu. Partout ailleurs, c’est mieux qu’ici. Et pourtant, Oued Fodda a subi comme  l’ensemble des villes des exodes ruraux très forts. Le problème est qu’ailleurs les nouveaux arrivants s’adaptent au mode de vie de la ville qui les accueille. Ici non, ce sont les arrivants qui ont imposé leur façon de faire, leur façon de parler, leur façon de penser, en somme leur culture. Enfin, à Oued Fodda, il n’y a plus de cinéma, il n’y a plus de théâtre, il n’y a plus de groupes musicaux, il n’y a plus de salle de boxe, il n’y a plus de boules ni de champ de boules, il n’y a plus de courses à vélo ni de courses à pied à travers les rues. La ville est en train de mourir à petit feu à l’instar de ses rues et ruelles qui faisaient son charme, les rigoles et les eaux fraiches étaient sa marque de fabrique. Sa jeunesse et sa vieillesse se côtoyaient avec sagesse. Le respect de l’autre était son pôle nord, quelles que soient les circonstances. Partout où je voyage, on me parle de ce beau village à l’eau fraiche de son barrage, partout où je voyage, on me rappelle le parfum des rosiers de mon village, partout où je voyage, on me parle des gens d’Oued Fodda, de leur gentillesse, de leur générosité et de leur culture. Pleure O village bien aimé. Pleure O pays bien aimé. Je n’ai jamais pu te quitter. Je vais et je reviens. Je vais et je m’impatiente de revenir. Je ne sais plus te quitter. Je ne te quitterai peut-être jamais même après mon dernier voyage. Un amour sans retour quoi !

K. A. E.