L'Algérie de plus près

El Hadj Bachouchi, moudjahid, ancien membre de la katiba El Karimia :

«Quand nous partirons, certains diront qu’il n’y a jamais eu de révolution»

Ce témoignage a été réalisé dans une atmosphère particulièrement émotionnelle. Quand ce moudjahid parle de la bataille de Bab el Bakouch et quand j’ai essayé d’aborder le sujet des évènements de Masséna, l’homme n’était plus le même. Ce n’était plus ce jeune qui guerroyait dans la zone de l’Ouarsenis ou à Djebel El Louh. Le souvenir des frères tombés au champ d’honneur lui fait toujours mal. Il dira que la blessure est toujours ouverte.

Fin novembre 2019, je me suis déplacé par un bel après-midi à El Karimia,  après plusieurs rendez-vous ratés, pour y rencontrer le moudjahid Bachouchi. C’est que ces moudjahidines sont très actifs, ils ont encore beaucoup de choses à faire dans la vie. Je voulais enregistrer ce témoignage dans un café, une bibliothèque ou tout autre lieu public qui conviendrait mais mon hôte ne voulait rien savoir. Cela se passe chez lui ou rien du tout. Il avait insisté auparavant pour que l’entretien se déroule entre 10h et 13 h. Connaissant la générosité des gens de notre région et surtout les moudjahidine qui n’ont pas oublié les vicissitudes que le peuple a endurées pour les nourrir, les couvrir et assurer leur sécurité, j’ai donc opté pour un après-midi prétextant des affaires en cours. Après la prière du dhohr, je me suis dirigé chez notre moudjahid qui réside tout près de la grande mosquée d’El Karimia. Les tables basses étaient mises avec pleins de victuailles et de dattes dans le salon. Votre serviteur se contente d’un petit café sans sucre accompagné de deux ou trois dattes. Après une petite introduction le travail commence.

Le Chélif : El hadj Bachouchi, quand et pourquoi êtes-vous montés au djebel pour vous engager dans l’action révolutionnaire ?

Mon hôte, sans mot dire, me tend ses papiers sur lesquels je décèle la date de 1956. D’habitude, je laisse les moudjahidine parler et je n’interviens que pour demander des précisions. Vous comprendrez tout à l’heure pourquoi notre interviewé était un peu crispé. Alors, je le bouscule.

D’accord, mais vous pouvez répondre à ma question maintenant ?

El hadj Bachouchi : Je ne suis pas monté au djebel, j’étais dans mon élément, j’y habitais. Ce n’est pas moi qui suis allé vers la révolution, c’est la révolution qui est venue vers moi. J’habitais Béni Bouateb. Devant chez moi et dans mon douar, j’étais tout le temps avec les moudjahidine. J’ai reçu en ces temps l’ordre d’appel pour effectuer le service militaire sous les couleurs de la France. Comme les frères étaient au courant de tout, le lendemain j’ai rencontré Yahia Meddad, de son vrai nom Méliani, que dieu ait son âme. Il m’a dit ceci : «Qu’est ce que tu veux faire ? Nous, nous combattons la France pour l’expulser de notre pays et toi tu veux l’aider à nous tuer en faisant le  service militaire ?» Je lui répondis : «Qui t’a dit que j’allais répondre positivement à cet ordre d’appel ? Je suis dans mon douar et j’y reste. Je suis dans ma forêt et j’y reste. Que la France vienne me chercher si l’envie lui en prenait». Je ne suis pas allé à l’école mais je me rappelle très bien le jour où je suis monté définitivement au djebel après le travail de base. C’était exactement le jour de la mort au champ d’honneur de Si Abdelkrim, le chef de la compagnie. C’était un grand homme. D’ailleurs, à partir de cette date, sa compagnie portera définitivement son nom : «Katiba El Karimia». Après l’indépendance, la petite ville de Lamartine sera débaptisée pour porter jusqu’à nos jour le nom du chahid, El Karimia, du nom de Si Abdelkrim et sa compagnie. J’ai été intégré directement dans la katiba El Karimia à Beni Bouateb à partir de ce jour. Au sein de cette katiba, j’ai rencontré des hommes de valeur dont Djebbar Abderrahmane, un autre qu’on appelait Staifi, Belgacem El Mahroug (il vit actuellement à Oued Sly), Tahar de Laghouat, Ali Chaachou, Mohamed Essaghir (Nemar), Djilali Saket (comprendre le silencieux), Mokrani Henni (Oued Fodda), Boudar (Oued Fodda), Laaboub Zoubir, Ahmed Bachouchi dit «le parisien», Lakhdar Chkoupi, Abdelkrim de l’Ouarsenis (il vit actuellement à Lardjem), Saïd Palestro, Cheikh Dellali (Oued Fodda), etc.

El hadj Bachouchi, rappelez-nous s’il vous plait au moins les grandes batailles auxquelles vous avez participé.

J’ai participé avec Les moudjahidines et chouhada que je viens de citer au sein de la katiba El Karimia à la bataille de Béni Boustour par exemple. La victoire était éclatante et a ébranlé la présence de la France dans notre région. Lors de cette bataille, nous avons capturé 22 français, en plus de 5 harkis et comme la bataille était féroce et sans pitié, nous avons réussi à tuer 127 ennemis entre soldats, officiers et sous-officiers. Nous avons récupéré une quantité énorme d’armes et de matériel. Les français capturés ont été acheminés vers notre base. Nous avons appris plus tard qu’ils ont été acheminés vers la Tunisie où le Croissant Rouge Algérien devait les remettre à la Croix Rouge Internationale. C’est le travail des autres, nous c’est le terrain. A chacun ses missions.

Durant la bataille de Magoura (Lazharia), j’étais avec Boudar (Oued Fodda), Staifi, Mokrane Henni (Oued Fodda), Yahia Meddad (Chlef), Si Bélaid (Oued Fodda) est tombé les armes à la main lors de la bataille de Zebabdja, Belgacem El Mahroug, etc. Le butin était comme suit : un fusil mitrailleur de type 24, un appareil de transmission et 12 armes de différents calibres, ainsi que différents matériel.

La bataille de Bab el Bakouch, dans l’Ouarsenis, a été très rude. L’ennemi avait rassemblé le maximum et le meilleur de ses troupes avec l’artillerie lourde et les appuis aériens. Nous apprendrons plus tard que la France avait mobilisé 8 000 hommes avec tout ce qui va avec comme armement lourd, aviation comme les Jaguar, les B26, avion espion et ravitaillement. C’était très difficile. Ici, ce ne sont pas les pertes de l’ennemi qui m’intéressaient mais mes compagnons, des hommes de valeur, des héros de ce pays que nous avons perdus. La bataille a duré trois jours de suite. C’était les 28, 29 et 30 mai 1958. Nous avons perdu 44 chouhadas, que dieu ait leur âme.                                                                                                                                                    Nous avions abattu cette saloperie de l’avion jaune (tayara safra)…

El hadj, la guerre n’est pas finie et j’ai envie d’entendre d’autres récits et d’autres débâcles de l’ennemi.

De ce côté, le reste était surtout des escarmouches pour ne pas laisser l’ennemi tranquille. Tu frappes et tu t’éclipses (adhroub wa ahroub) avec de petites attaques pour moi qui suis habitué aux grandes manœuvres de la katiba El Karimia car, en 1960 j’ai été déplacé à Djebel Ellouh où j’ai participé à la grande bataille à Boutarfaya, au-delà du barrage Amour du côté de Djendel, toujours sur le territoire de la wilaya IV. J’ai combattu dans cette région jusqu’à l’indépendance.

Nous sommes indépendants, dieu merci. Qu’avez-vous fait après ?

J’ai habité à Théniet el Had, puis à Alger et comme je ne trouvais pas mes marques, je suis revenu à El Karimia où je connaissais presque tout le monde. Et puis, ce milieu me va bien entre les miens.

Même après l’indépendance, les armes ne se sont pas tues puisque tout de suite après éclate l’affaire de Masséna.

Ecoute mon fils, en ce qui concerne les chouhada, la blessure du cœur est toujours ouverte. C’est la même chose pour cette affaire de Masséna. Ne me parle pas de ça. Ne ravive pas mes blessures s’il te plait. C’est une partie noire et douloureuse de notre histoire. S’entretuer n’a absolument rien de bien réjouissant. Moi, je refuse d’en parler, si vous voulez avoir des informations sur ces moments très difficiles, plus difficiles que ceux de la révolution, allez voir Si Hassan, le colonel commandant notre wilaya. Lui, il est instruit et pourra saisir toutes les données. Il avait les informations que nous n’avions pas. Je vous remercie pour l’intérêt que vous portez à l’histoire du pays en général et de la wilaya IV en particulier. Quand nous partirons, il ne restera plus rien à dire et demain certains vous diront peut-être qu’il n’y a jamais eu de révolution.

Propos recueillis par Khaled Ali Elouahed