L'Algérie de plus près

Salah Guemriche à propos du plagiat de son œuvre

Salah Guemriche à propos du plagiat de son œuvre par le lexicographe et rédacteur du dictionnaire «Le Robert» :

«Je croyais relire mon manuscrit !»  

Nous avons publié sur les colonnes du journal Le Chélif (édition du 25 septembre au 1er octobre 2019, numéro 303) un article dans lequel nous avons évoqué le procès intenté par l’écrivain Algérien Salah Guemriche contre le rédacteur en chef  du dictionnaire Le Robert, Alain Rey, pour plagiat et copiage. Et pour savoir où en sont les choses après la prononciation du verdict le 11  octobre 2019 par le tribunal de grande instance de Paris, nous avons contacté M. Guemriche qui nous a accordé une interview dans laquelle il nous explique les tenants et les aboutissants de cette énigmatique affaire où un éminent personnage littéraire et lexicographe français «s’emmêle les pinceaux» tel un débutant.  

Le Chélif : M. Guemriche, si vous voulez bien vous présenter à nos lecteurs.

Salah Guemriche : Essayiste et romancier, j’ai été journaliste indépendant durant 20 ans. J’ai publié quatorze ouvrages, parmi lesquels les deux tout récents : «Chroniques d’une immigration choisie» (L’Aube, 22-8-19) et le tout premier livre sur le Hirak : «Algérie 2019, la Reconquête» textes et photos (Orients-éditions, 4-10-2019). Je vis en France depuis 1976.

Où en est le procès que vous avez intenté contre le rédacteur en chef du dictionnaire Le Robert, M. Alain Rey ?

Le 16 septembre, ce fut le jour de la plaidoirie des deux parties. Le délibéré (la conclusion du tribunal) était fixé au 11 octobre. J’en ai été informé lundi. Le tribunal m’a donné raison sur l’essentiel, mais je regrette que le jugement parle de «parasitisme» et non de «plagiat».

Pourquoi ce procès et pour quel motif ?

Mon «Dictionnaire des mots français d’origine arabe» a été publié en 2007, au Seuil. Deux éditions «poche» ont suivi en 2012 et 2015. En 2013, le célèbre lexicographe Alain Rey a publié un ouvrage intitulé «Le voyage des mots de l’Orient arabe et persan vers la langue française». Ce qui, déjà, faisait penser au titre de la préface (magnifique) de feue Assia Djebar : «Le voyage des mots arabes dans la langue française». En consultant le livre d’Alain Rey, j’eus un choc : je croyais relire mon manuscrit ! Après une semaine passée à confronter les deux ouvrages, j’ai eu un malaise… Un accident cérébral, diagnostiqué «Accident ischémique transitoire» (A.I T), qui me valut une hospitalisation en urgence et trois jours d’observation au CHU d’Angers. Les médecins, craignant une récidive, me déconseillèrent de me lancer dans un procès qui risquait d’être long… Au bout de quelques mois, je décidai de confier l’affaire à un avocat célèbre, spécialiste des droits d’auteur et du plagiat : Maître Emmanuel Pierrat.      

Que ressentez-vous après le jugement, et en êtes-vous satisfait ?

C’est une délivrance ! J’y croyais, fermement, car je savais que mon dossier était solide. La contrefaçon était flagrante. Mais on n’est jamais vraiment sûr, en matière de procès… Il aura fallu 5 ans de combat. La partie adverse, qui connaissait ma situation financière, s’attendait sûrement à un abandon de ma part, je le compris très tôt. Mais pour écrire ce Dictionnaire, j’avais mis quatre années, à raison de 15 heures par jour : il me fut impossible de baisser les bras… Oui, je peux m’estimer heureux car je craignais fort que la notoriété de l’accusé ne pesât sur le verdict…   

Ne croyez-vous pas que ce qu’on appelle «plagiat», dans plusieurs des cas, n’est en vérité qu’une façon de se documenter, car il n’y a pas de «génération spontanée» y compris en littérature. Je veux dire qu’on n’écrit pas à partir du néant…

En fait, en langage juridique, on parle de «contrefaçon», non de «plagiat». Ce que vous appelez «une façon de se documenter» ne suffit pas pour écrire l’histoire et l’itinéraire d’un mot en remontant du XXIe siècle au XVe siècle, voire au Xe siècle. C’est ce que j’avais fait. En outre, j’avais dû lire ou relire des centaines de textes littéraires d’auteurs français anciens et contemporains, «de Rabelais à Houellebecq», comme le dit le sous-titre de mon dictionnaire. Savez-vous que Rabelais connaissait la langue arabe ? Et pour savoir ce qu’il en avait tiré et quels mots français sont passés par Rabelais, il ne suffit pas de se documenter comme vous dites. Il faut recouper les informations et aller chercher l’emploi de tel et tel mots, et découvrir pourquoi les mots changent de forme, d’orthographe d’un siècle à l’autre ou d’un auteur à l’autre. Ma bibliographie compte, dans l’édition «poche» 36 pages ! Celle d’Alain Rey : 5 lignes.

Si vous nous parliez de votre relation avec l’Algérie, votre pays natal. Aussi, votre avis sur le Hirak…

Mon pays natal ? Il est bien plus que cela !… J’ai quitté le pays en 1976. Mais lui, il ne m’a jamais quitté, pour ainsi dire. Le Hirak ? Je dis tout ce que j’en pense dans mon nouveau livre : «Algérie 2019, la Reconquête». Ma conviction, je la résume en peu de mots : plus rien ne sera comme avant, il y a un point de non-retour. L’Algérie est «condamnée» à la démocratie, si j’ose dire. Et… j’allais dire : surtout… au respect de la diversité et de l’émancipation réelle et irréversible de la femme algérienne. Même si des citoyens de ma génération font partie du Hirak, il faut reconnaître que c’est la jeune génération, tous genres confondus, qui aura fait et qui fera ce que la mienne n’avait pas su ou pas pu faire. Et puis, quelle admirable révolution ! Avec cette inventivité, ce sens de l’humour et de la dérision dans les slogans, et toujours une conscience politique souveraine, l’Histoire n’en a jamais connu de pareil ! Et je le dis sans la forfanterie qui, il est vrai, nous est bien propre. Il y a une photo d’un manifestant arborant sur son dos une phrase qui me fait rire et que j’adore au point que je l’ai encadrée et accrochée dans mon bureau, c’est cette phrase : «Il n’y a que deux types de personnes sur terre : les Algériens et ceux qui rêvent de l’être» !…  

Quelles sont, à votre avis, les conditions objectives pour une vraie « renaissance » de l’Algérie parmi les pays, disant au moins, émergents ?

On reproche au Hirak de ne pas s’être structuré, de ne pas réussir à faire émerger des leaders. Mais n’est-ce pas justement ce qui fait sa force et son invulnérabilité ? Je pose la question. Il est pourtant urgent de parvenir à cette sacrée transition… Une fois l’objectif du Hirak atteint, il faudra de longues années avant que le pays ne sorte du traumatisme de ces décennies de pseudo-indépendance. Le «Système», comme on dit, a fait trop de mal au pays, à la terre comme au peuple ! Après «Le trauma colonial», pour reprendre le titre judicieux de la psychanalyste Karima Lazali, il faudra un jour que l’on se penche sur le trauma causé non seulement par le terrorisme de la «Décennie noire» mais aussi par les crimes du Système, qui règne depuis l’indépendance. Une Algérie nouvelle émergera, oui, mais je ne pense pas que ma génération aura le temps de la voir…     

Une dernière question à deux volets. Êtes-vous invité pour le prochain SILA d’Alger et pourquoi vos ouvrages, romans et essais, sont rarement disponibles dans les librairies algériennes ?

Ah ! Ce sacré Sila !… Un mystère, pour moi. J’ai l’impression que mon nom ne dit rien à ses organisateurs. Durant le règne de Khalida Toumi, au moins je savais pourquoi je n’existais pas. Elle et son staff ne m’ont jamais pardonné ma «Lettre ouverte à Madame la ministre de la Culture» que j’avais publiée dans El Watan le 31 mars 2004. Mais ce qui reste pour moi un mystère, c’est que même après le départ de ladite ministre, mes livres continuent d’être «nuls et non avenus». Pour ce qui est de la disponibilité de mes ouvrages en Algérie, il est vrai que passer de l’euro au dinar, un livre revient trop cher pour le lecteur. J’ai connu une période où l’importation des livres publiés à l’étranger, principalement en France, bénéficiait des subventions de l’Etat. Mais avec la corruption et autres transferts illicites vers les banques à l’étranger, même l’argent qui servait aux subventions n’avait pas échappé aux «Quarante voleurs» ! Il faudrait revenir à cette formule des subventions, pour le bien à la fois des libraires et des lecteurs… Cela dit, pour ce qui est du Hirak, j’ai noté un certain opportunisme du côté de ceux que j’appelle les «néo-Marsiens» (à l’image des maquisards de la dernière heure), y compris parmi ceux qui se sont distingués ces dernières années dans les medias étrangers par l’essentialisation de la société algérienne, qu’ils n’ont pas hésité à fustiger, elle et non pas le système…   Propos recueillis par Rachid Ezziane