L'Algérie de plus près

Les couffins de l’équinoxe d’Ameziane Ferhani

Les couffins de l’équinoxe d’Ameziane Ferhani

Rêves de paille et d’osier

Par Jacqueline Brenot

Suivant la définition astronomique, l’équinoxe est le moment où la durée du jour est égale à celle de la nuit, le soleil changeant d’hémisphère céleste. Celui de printemps, l’équinoxe de mars est une date de référence pour de nombreux calendriers. Le point de convergence de ce recueil de nouvelles fait dialoguer des univers distants et ouvre les imaginaires et les mémoires, particulièrement celle d’Ameziane Ferhani. Quand les paniers tressent des liens avec le ciel, on peut s’attendre à tout !…

Après «Traverses d’Alger», précédent recueil de mémoire publié en 2015, l’auteur nous emporte ici pour une escapade autour du monde : d’un village du Dahra privé de boulangerie, à Mexico avec «l’opération folle idée», en passant par Beyrouth en feu et une mystérieuse Sanaa, un restaurant chic de Londres où s’invite le corsaire Mourad Raïs, la Kabylie, Goa en Inde, à Toulouse.

Ces pérégrinations emportent dans leurs «couffins» de voyage plus d’un message métaphorique sur nos fragiles existences. Et dans ces réserves de survie, une invitation à explorer, au-delà des lieux géographiques, la profondeur de l’âme humaine, placée sous les effets de l’équinoxe. Programme ambitieux, dynamique et gourmet d’histoires surprenantes.

Ainsi, «L’authentique prédiction de cheikh Larbi Boukanssi» ouvre le recueil par sa prophétie qui nous immerge dans un monde fabuleux et inquiétant, sous ses airs d’«authenticité». Tel un goual °, le narrateur évoque l’histoire d’un village Tajda sur les montagnes du Dahra qui «empli de téléviseurs» ne rêvait que d’une boulangerie. Mais réaliser ce projet, c’est ignorer les présages  du regretté et vénérable cheikh qui se réalisent toujours et qui, dans ce cas précis, avait mis en garde les siens : «Si une boulangerie ouvrait sa porte ici,/Du fond de son pétrin, des tréfonds de son four,/Le malheur surgira, le doute, la peur aussi./Alors à Damous, vous verrez apparaître/Des nuées continues de moustiques obscurs/Et le monde alentour en sera renversé/Ô gens de Tajda, si cela advenait,/ Vous ferez provision de sel et d’allumettes./Vous fermerez alors notre village au monde./Et le Seigneur à l’abri peut-être vous mettra».

Un arrêté communal fut tout de même adopté et le budget voté. La première fournée fut accueillie dans une euphorie générale. Mais en cette même journée, le 5 octobre 1988, l’état d’urgence fut décrété dans tout le pays, «il y eut des arrestations, le sang coula entre frères». Et c’est «ainsi (que) se réalisa le présage de Cheikh Larbi Boukanssi».

Le réel rattrape une fois de plus la fiction et certaines prédictions mènent la vie dure à ceux qui les écoutent.

Mais les tragédies de l’Histoire et la quête de pain et de produits de premières nécessités ne sont-elles pas souvent en lien direct ?!… Et voilà une amorce édifiante pour entamer le recueil…

Dans ces «couffins» à fonds multiples, l’écrivain use de tours de passe-passe dont il a le secret littéraire, pour nous embarquer dans la vie de personnes singulières qui nous entrainent à leur tour vers d’autres personnages tout aussi originaux. Ainsi avec «C’est la maison qui offre», le lecteur découvre un Gabriel Garcia Marquez°° plutôt fantaisiste. Le grand écrivain sud-américain s’est déguisé pour voyager incognito. Lui qui s’est tant battu pour la Liberté, devenu trop «auréolé de succès», ne peut plus faire un pas dans la rue sans subir les inconvénients de sa célébrité. L’implacable rançon de la gloire l’attend au tournant. A l’inverse de son ami Ramiro, au dossier pénitentiaire bien rempli, qui en toute liberté «coule des jours tranquilles de retraité». L’escapade se termine en un énorme éclat de rire, comme une sentence loufoque sur les revers des vies vouées à un idéal ou à une idéologie.

«Comme chaque année, contre toute attente de son entourage, celui qui défiait les affres du temps, partit sur Alger, chargé de son couscous au thapsia à partager avec les membres de la famille»

Et la galerie de portraits ne cesse de nous surprendre. Chaque histoire varie de registre et d’époque. Avec «Ramz de Numidie», suspense, sentiments charnels et cruauté raciste au rendez-vous.

«Ramz de Numidie» est l’histoire dans les années 30, d’un cheval, Ramz, d’une cavalière, fille de colon, Sophie, et de Kali, un jeune palefrenier algérien, sur fond de plaines de l’Oranie et de racisme. Dans un contexte où «les Azradja avaient été les maîtres de ces terres. Ils en étaient devenus les forçats, au service d’un patron…» et où la colonisation sévit, l’attirance physique et sentimentale des jeunes protagonistes n’est vouée qu’à l’échec et à la vengeance.

Au-delà du drame évoqué, un dernier défi lancé par cette maxime : «Il n’y a pas d’amours impossibles, seulement des amours que l’on empêche de devenir possibles.»

Dans «A jamais Goa», l’auteur s’inspire de faits réels et autobiographiques pour offrir un texte en enchâssement constant dans une trombe d’événements grouillants d’émotions.

En ouverture, «L’histoire est décidément une forêt aux ombres épaisses où l’ignorance est le plus féroce des prédateurs» confirme l’épisode cruel du navire «Le Miri» brûlé avec tous ses pèlerins de la Mecque par le navigateur et explorateur Vasco de Gama, ainsi que l’évocation d’autres drames politiques plus récents en Inde. Par le principe privilégié des histoires emboîtées, le personnage confirme avoir «partout tenté de remonter les pentes du passé pour comprendre le présent». Mais naturellement, «les fantômes de son pays» n’ont cessé de le poursuivre et de le rattraper. Et voilà que les périples à Goa, traversés par la mort d’un touriste algérien qui a dormi dans la même chambre que lui, sur fond d’attentats d’extrémistes sikhs, ramènent le lecteur à d’autres souvenirs terribles qui eurent lieu dans la Ferme Améziane, près de Constantine.

Sans dévoiler au lecteur l’intrigue originale associée à un entrelacs d’événements parallèles et de personnages nombreux, jusqu’au nom de Jean-Luc Einaudi, historien célèbre pour ses enquêtes sur les massacres en Algérie, cette nouvelle convoque les tragédies de l’Histoire, derrière «la beauté désarmante de Goa» des dépliants touristiques.

Avec «l’oncle Mouloud» de la dernière nouvelle dont le titre est celui du recueil, un vrai clin d’œil à l’équinoxe de mars, révélateur de la volonté d’étonnement et de renaissance. Comme chaque année, contre toute attente de son entourage, celui qui défiait les affres du temps, partit sur Alger, chargé de son couscous au thapsia à partager avec les membres de la famille. Mission rituelle aux allures de «vacances». Sauf que cette fois, au lieu de rentrer au foyer chargé de ses courses, le père tranquille fugua durant une semaine. Et c’est là que l’histoire dotée d’humour révèle le sens de ce «coup de printemps» équinoxial qui irradie tout l’ouvrage.

«L’auteur capte des instants de vie et décline des atmosphères comme des palettes de couleurs de plus en plus vives, sidérantes, pour étancher la soif de nos imaginaires»

Somme toute, la symbolique de ce recueil parfaitement maîtrisé et décliné dans une infinie variété de personnages et d’événements est totalement séduisante. La fameuse équinoxe mêlée aux couffins des protagonistes concentre toutes leurs énergies en sommeil, comme un bourgeonnement printanier où la sève de l’imagination, de la mémoire et de l’humour interagit et s’empare de tous, lecteur compris, comme une pandémie.

Dans ce tour du monde en 13 nouvelles, partiellement évoquées, où «chaque voyage est une renaissance», mais aussi en lien avec les 13 fruits secs qui composent la corbeille de gourmandises servies lors de la fête de Yennayer, Ameziane Ferhani excelle dans l’écriture de ces histoires courtes, édifiantes, vivifiantes qui tissent des repères historiques, autour d’un personnage principal, puis laissent à raison le lecteur sur sa faim. Comme si les pistes livrées permettaient d’imaginer une suite à possibilités multiples, à la manière de carambolages savants. L’auteur capte des instants de vie et décline des atmosphères comme des palettes de couleurs de plus en plus vives, sidérantes, pour étancher la soif de nos imaginaires.

Sans dévoiler toutes les étapes de ce voyage, parmi les récits aux titres de conte: «Histoire des trois œufs», «La crue», «Baltimore 1631», un enseignement impératif : «Dans l’histoire comme dans la vie, rien n’est tout noir ou tout blanc.» Avec un art confirmé d’énoncer des constats, ainsi : l’oued en crue, source de cette réflexion : «Nous sommes aussi inconstants que les oueds de notre pays, invisibles d’ordinaire et imprévisibles en leurs surgissements, capables de longues absences dociles avant de débouler en fureurs irrésistibles.»

Plus que «l’odeur de l’ailleurs», le parfum de sagesse qu’exhalent ces couffins envoûtera le lecteur et l’invitera à s’interroger sur nos choix aléatoires de vie.

Comme dit le dicton, l’aventure nous attend au coin de la rue, certes, mais que gardons-nous de nos expériences personnelles et collectives?

Les couffins d’Ameziane Ferhani suintent le bon sens et l’amour de l’existence. Les échanges souvent érudits des personnages tempèrent les excès en tout genre et orientent l’humanisme édifiant de l’auteur vers un avenir plus lucide.

Puisque, selon l’auteur, dans tout voyage le départ importe plus que l’arrivée, gardons à l’esprit la dernière phrase de la nouvelle «A jamais Goa»: «La nostalgie de la vie alors que vous êtes vivant»…

Jacqueline Brenot

°   goual : celui qui dit, le conteur.

°° Gabriel Garcia Marquez : écrivain colombien, Prix Nobel de Littérature en 1982.

«Les couffins de l’équinoxe» d’Ameziane Ferhani

Editions Chihab (octobre 2018)

Qui est Ameziane Ferhani ?

Né à Alger en 1954, Ameziane Ferhani, après des études de sociologie urbaine, s’est consacré au journalisme culturel. Dans les années quatre-vingts, il a été rédacteur en chef de Parcours Maghrébins et Rédacteur en chef adjoint d’Algérie-Actualités. Depuis 2006, il dirige «Arts & Lettres», les pages culturelles hebdomadaires du journal El Watan.

Auteur de «50 ans de Bande Dessinée Algérienne».

Et l’aventure continue (Dalimen, 2012), il a publié en 2016 «Traverses d’Alger» aux Editions Chihab.