L'Algérie de plus près

Résistance populaire dans le Dahra et l’Ouarsenis : les enfumades fictives des Sbeah

Sous le titre « Vraie et fausses enfumades ou comment mettre fin aux affabulations ? », Aziz Mouats, ingénieur agronome, professeur à l’institut de technologie agricole de Mostaganem et auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire et le patrimoine, revient sur la conférence qu’il a donnée le 11 octobre dernier à Chlef. Cette conférence portait sur la résistance populaire dans le Dahra et l’Ouarsenis sous la conduite du jeune Boumaza, soldat de l’armée de l’Emir Abdelkader, puis chef de l’insurrection du Dahra alors qu’il n’avait que 25 ans.  

Tout d’abord, souligne l’auteur, il est utile de comprendre le pourquoi du soulèvement de Boumaza et pourquoi cette répression disproportionnée et qui, jusqu’à nos jours, continue d’entretenir des zones d’ombre.

Récemment en visite à la « grotte » d’Aïn Mérane qui est censé avoir été le théâtre de deux « enfumades » que s’attribuent les colonels Cavaignac et Saint Arnaud, le ministre des Moudjahidine se serait engagé selon la presse à ériger un monument rappelant les deux tristes événements dont auraient été victimes les Sbeah. « Cette démarche nous a incités, M. Hosni Kitouni* et moi-même, en accord avec des amis de Chlef, à y regarder de plus près … dans le double souci, celui de rétablir la vérité et d’éviter de reproduire et d’amplifier ce qui s’apparente à un vulgaire mensonge… », ajoute l’auteur en soulignant ce qui suit :

 » D’emblée, il paraît nécessaire de souligner avec force que contrairement à la grotte de Ghar El Frachih, celle d’Aïn Mérane est un simple corps caverneux vertical, très étroit et d’accès très difficile. À l’évidence, il faudrait plusieurs jours pour y faire entrer 500 personnes. On voit mal comment, une fraction de la tribu des Sbeah se serait aventurée à se réfugier dans la précipitation dans un tel puits. Enfin, à supposer que l’enfumade de juin 1844, dont ne parle que Canrobert dans un rapport et Bugeaud dans sa fameuse instruction à Pelissier (« Si ces gredins se retirent dans leurs grottes, imitez Cavaignac chez les Sbeah, enfumez-les comme des renards »), soient avérées, il faudra alors expliquer l’entêtement des mêmes Sbeah à se réfugier une seconde fois dans la même grotte, 15 mois à peine après la première tragédie ? Cela paraît totalement invraisemblable d’autant que l’endroit est censé contenir les restes des victimes de Cavaignac… Quand on connaît l’aversion des populations pour les catacombes, il est totalement exclu, quand bien même la littérature nous y invite, de croire que des personnes aussi pieuses puissent s’accommoder de la présence des dépouilles de leurs frères et sœurs… Il faudrait accéder au génie de Saint Arnaud pour admettre une telle inintelligence. Car, en parcourant ses propres écrits, on arrive aisément à la conclusion qu’en plus d’être un impitoyable et sanguinaire militaire, il est aussi un arrogant et surtout un bien piètre affabulateur. »

Et de poursuivre :  » À l’évidence, ces « exploits » que l’on reproduit à l’envie depuis 1845 à nos jours, sans jamais prendre l’indispensable recul pour les analyser méthodiquement, ne sont en réalité que le fruit d’une machiavélique opération de communication, dont le but final est la quête effrénée d’une promotion dans la carrière militaire, la plupart des officiers de l’armée d’Afrique ont fini au grade de général, avec en prime le bâton de maréchal, et pour beaucoup dans la carrière politique…

À ceux qui souvent, de bonne foi, mais parfois pour des intérêts bassement mercantiles, continuent de répéter – parfois cela confine à l’ânonnement -, que la valeureuse tribu des Ouled Sbeah a fait l’objet de deux enfumades successives a seulement 15 mois d’intervalle, la première attribuée à Cavaignac en juin 1844 et celle dont s’affuble Saint Arnaud en septembre 1845- qu’à l’évidence ces enfumades n’ont existées que dans l’esprit de ceux qui continuent à propager ces illuminations incantatoires d’officiers sanguinaires en mal de notoriété. »

« Non ! » s’insurge M. Mouats : « Les Sbeah n’ont jamais admis ni le joug ottoman ni les razzias des Bugeaud, Cavaignac, Canrobert et autre Saint Arnaud ! Ils se sont battus sous les ordres de l’Émir Abdelkader et se sont soulevés aux côtés de Boumaza.  Ils en ont payé le plus lourd tribut  mais ils n’ont jamais abdiqués… Quant à  se retirer comme des renards dans un puits, en victimes expiatoires, très franchement, ni l’analyse froide des rapports de Saint Arnaud que l’on doit à la perspicacité de l’historien Kitouni Hosni ni l’expertise du puits d’Aïn Mérane ne permettent de corroborer ces indignes assertions… Reproduire naïvement ou en conscience ces rapports de militaires français ou de journaux où les populations sont traitées comme du vulgaire bétail relève à mon sens de l’irresponsabilité, voire de la mauvaise foi…

Une stèle pour cheikh Boumaza, pourquoi pas ?

Lors du débat, des intervenants ont fait part de leur étonnement quant au manque de perspicacité des autorités locales qui se sont laissé piéger par un pseudo-historien qui jure par tous les saints que la région d’Aïn Merane a aussi connu ses enfumades. Cela, malgré le démenti formel d’un archéologue du cru, en l’occurrence M. Mahmoud Hasnaoui dont on connait le sérieux et la rigueur. Ayant eu à visiter la grotte (ou plutôt le puits) où l’historien en herbe affirme que plus de 1500 personnes auraient été emmurées et enfumées, M. Hasnaoui rappelle qu’il y est entré et qu’il était impossible de 4 personnes puissent se tenir debout dans cette excavation naturelle. L’archéologue persiste et signe : il n’y a ni traces de fumée, ni de foyers de feu, ni d’ossements et autres matériaux laissant à penser que des individus aient séjourné dans cette « grotte ».

Alors, messieurs de l’administration locale, il est temps de mettre fin aux divagations du pseudo-historien à l’origine de toute la mascarade ayant amené le ministre des Moudjahidine à projeter l’érection d’une stèle en souvenirs de cette « enfumade » qui n’existe que dans l’esprit de ceux qui l’ont imaginée, les généraux et officiers français en mal de distinctions militaires. Le mieux serait de rappeler le combat mené par un des plus prestigieux chefs de la résistance populaire, Mohamed Ben Ouadah ou Mohamed Ben Abdallah, dit aussi Boumaza. A 25 ans, ce jeune paysan dirigea la résistance à la colonisation française qui embrasa principalement le Dahra, la vallée du Chélif et l’Ouarsenis entre 1845 et 1847.

L’édification d’une stèle à Chlef -ou dans une des villes de la wilaya- qui rappelle les sacrifices consentis par les tribus de la région pour la défense de leurs territoires contre l’envahisseur français serait à notre sens plus indiquée.

*Hosni Kitouni est historien. Il réfute la thèse qu’il y ait eu des « enfumades » au Dahra autres que celle des Ouled Riah, près de Nekmaria.

L. C.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *