L'Algérie de plus près

Souvenirs du 19 mars 1962 : « Une journée mémorable, un jour inespéré »

Le 19 mars 1962, à midi, prend officiellement effet un cessez-le-feu qui met fin à près de huit ans de guerre entre l’armée d’occupation française et les combattants du Front de Libération Nationale. Des témoins racontent cette folle journée, qui ouvrit la voie à l’indépendance totale de l’Algérie. Ecoutons-les.

Jacqueline Brenot, écrivaine : « Le jour inespéré »

« Jour J !… jour J », car mon père en parle avec empressement et enthousiasme depuis plusieurs semaines… je n’ai pas tout compris des derniers échanges à ce sujet avec ma mère, mais j’ai compris que quelque chose de très important arrive. Et ce jour-là, je n’ai vu que le sourire et l’œil brillant de mon père aux bords des larmes de joie après avoir écouté sur sa radio transistor les dernières nouvelles. Ça y est, le Jour fameux est arrivé… Branle-bas dans la maison. Mon père s’empresse de chercher un film pour sa petite caméra familiale dont il ne se sert rarement, car par économie sans doute et sens des valeurs, elle n’est sortie du placard que pour les grandes occasions, pour fixer quelques séquences familiales, surtout avec les grands-parents qui habitent si loin, à Constantine.

« Que fais-tu ?… » dit ma mère.  » C’est un grand jour, je dois y aller, je vais partager la liberté retrouvée… », ce sont les mots retenus dans ma mémoire d’enfant. Ma mère panique : « Mais il peut t’arriver quelque chose. « … Mon père, grand, visage des gens du Nord, de l’Est de l’Europe, n’a effectivement pas l’air d’un “arabe” ou d’un “musulman” pour reprendre les vocables ségrégationnistes les moins pires de l’époque. On pourrait le prendre pour un journaliste, un étranger à la situation, en quête de sensationnel. Sans plus écouter que son enthousiasme qui éclate, comme sa colère chaque fois précédente en écho à tous les crimes perpétrés rien que dans notre quartier par l’OAS, mon père descend quatre à quatre dans l’escalier. Mon frère et moi, nous précipitons à la fenêtre pour le voir passer au bas de l’immeuble. En un instant, il contourne la rue sur la droite, c’est sûr… en direction du Clos Salembier !… Nous restons là saisis par les clameurs qui montent rapidement, des chants, des youyous des femmes qui avancent accompagnés d’enfants qui courent, sautent et crient leur joie dans la rue juste en bas de l’immeuble. Cette fois, pas un militaire en vue. Bientôt, des camions affluent, remplis de gens debout beaucoup d’hommes surtout, avec drapeaux, sifflets, darboukas, avancent lentement portés par des slogans et des chants qui montent vers le ciel. Un rêve devenu réalité. Si l’expression du bonheur devrait être représentée par une seule image, elle est là fixée à jamais devant nos yeux ébahis. Avec mon frère, nous nous prenons par la main et nous sautons de joie à notre tour sur le balcon, oubliant d’un coup les visions horribles des corps des vieillards, des femmes dans leurs haïks maculés de grandes taches de sang tués la veille et croisés le matin en allant à l’école. Évanouies les menaces de mort, noir sur blanc, cercueils dessinés, reçues tous les jours dans la boîte aux lettres par l’OAS à l’encontre de notre père et nous la famille. La guerre est finie !… On veut y croire très fort… Quelques heures plus tard, mon père rentrera, bouleversé, sans mot, juste un immense sourire sur ses lèvres, une immense joie, la sienne et celle rapportée de tous les habitants un peu plus loin derrière chez nous… « À Diar-Es-Saada, c’est la fête… si vous aviez vu… c’est magnifique !… »

Après tant d’années de souffrances, la « Cité du Bonheur » incarne enfin bien son nom… »

Rabah Toubal, ancien diplomate : « Une journée fabuleuse »

« Nous habitions, à l’époque une cité dans la périphérie Sud-Ouest de Skikda, appelée la CIA (Compagnie Immobilière d’Algérie), construite dans le cadre du fameux plan de Constantine destiné à combler le déficit dont souffrait dramatiquement la population musulmane en matière de logement. Je me souviens, comme si cela datait d’hier, des katibat, sections des moudjahidine qui déferlaient, les unes après les autres au centre de la CIA, après l’annonce officielle du cessez-le feu, sous les youyous ininterrompus des femmes et les vives acclamations des hommes et des enfants, vêtus d’habits aux couleurs du drapeau algérien, vert, blanc et rouge. Sur fond de « tboul » et de « ghaita » qui jouaient des airs bien connus de la foule en liesse, entrecoupés de discours des ténors locaux du FLN.

C’était une journée fabuleuse !  »  

Abderrahmane Benmokhtar, ancien diplomate : « L’heure était à quelque chose d’absolument incroyable »

« La rumeur allait crescendo ces tous derniers jours et les adultes, on le voyait aisément, s’étaient libérés de leur réserve habituelle. Il n’y avait plus de soldats français ni de harkis autour de nous, personne ne songeait ni à l’école ni au travail ni à manger ou boire. L’heure était à quelque chose de gigantesque, d’absolument incroyable.

Je me suis sauvé de la maison et, en compagnie d’un fidèle ami, nous avons décidé d’arpenter la rue principale de la Ferme en direction du pont du Cheliff.

Et c’est là que tout se passait car un déferlement d’explosions envahissait nos oreilles : un défilé de véhicules militaires avançait vers nous et des moudjahidine pointaient leurs mitrailleuses vers le ciel en tirant de longues et interminables rafales.

De petits enfants portés par leurs parents arboraient des costumes militaires tandis que des femmes ajoutaient des youyous stridents à cette frénésie, à cette fête que nous avions impatiemment attendue. C’était cela la liberté, la joie, l’indépendance. »

Ali Laïb, journaliste :

« A vrai dire, je n’ai pas vu grand-chose ce jour-là. La veille du 19 mars, réunis dans la petite maison de mon grand-père Lakhdar, à Djenane El Aneb, où nous avions trouvé refuge après avoir quitté le Mamelon Négrier -un quartier de Philippeville devenu dangereux pour tous les Arabes-, les adultes de la famille suivaient avec intérêt les informations que diffusait un poste-transistor. Il y avait mes oncles Ammar, Salah, Tahar, Bachir, mon père, mon grand-père et l’oncle Amor, l’époux de ma tante paternelle Djazia. Les femmes se tenaient un peu à l’écart, mais écoutaient attentivement les propos des hommes qui parlaient de cessez-le-feu (cissilfou) conclu entre le FLN et le gouvernement français. Une de mes tantes, Aldjia je crois, voulait comprendre ce que signifiait ce vocable. C’est Amor, l’époux de ma grande tante Djazia, qui a traduit : « Désormais, il n’y a plus la guerre. Demain, à 12h, les moudjahidine et les soldats français vont faire la paix. »

On parla ensuite des consignes du FLN à la population civile, en particulier les militants et sympathisants, qui doivent rester à l’écart des casernes et des fermes, et surtout d’éviter de circuler seul sur les routes désertes…

Amor, que personne n’osait contredire, a continué à commenter les propos du speaker en évoquant des noms tels que De Gaulle, Benkhadda, Ben Bella, Fares… Il disait aussi que les responsables du Nidham avaient décidé de mobiliser tous les jeunes hommes en âge de porter les armes et les incorporer dans les rangs de l’ALN.

Très jeune, âgé à peine de 8 ans, je comprenais à moitié ce qui se disait. Mais j’avalais goulument les propos de l’oncle Amor, que j’admirais beaucoup. C’était une véritable force de la nature que tous les gens de la région surnommaient « Rouss ».

Le lendemain, 19 mars 1962, nous vîmes affluer au douar des dizaines de djounouds de l’ALN. Ils se sont éparpillés autour de la maison de mon grand-père, certains étaient équipés de mitrailleuses, d’autres de fusils à canon perforé… Ils étaient commandés par un oncle maternel que je voyais pour la première fois.

Je me rappelle qu’ils sont restés un bon moment à discuter avec les hommes de la famille. Bien sûr, on leur a offert du café et des gâteaux secs, je crois même de la limonade…

Ils sont ensuite partis rendre visite aux militants établis dans les autres douars, chez les Bouafia, la famille de ma mère, qui a perdu plusieurs de ses membres au maquis ou sous la torture dans la caserne de Beni Béchir. »

L. C.

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