L'Algérie de plus près

« La Wilaya II historique, l’ombre de Constantine » d’Abdelaziz Khalfallah : un précieux éclairage sur la guerre à l’Est

Avant d’aborder mon retour de lecture « La Wilaya Deux historique, L’ombre de Constantine », j’aimerais revenir sur l’émouvant témoignage d’une grande moudjahida, Mme Yamina Cherrad Bennaceur, qui est citée par M. Abdelaziz Khalfallah dans son ouvrage ainsi que son défunt mari, Bechir Bennaceur tombé au champ d’honneur le 1er décembre 1961. Une grande dame que j’ai eu l’immense joie de rencontrer à Sétif lors de la présentation de son livre : « Six ans au maquis ». 

Souvent l’incipit d’un livre ou d’un roman est déterminant pour accrocher le lecteur. Je ne crois pas avoir lu une si belle première phrase lorsqu’il s’agit de récit historique sur la guerre d’Algérie : « Dieu qu’elles étaient belles, ces années de lutte pour un idéal, l’indépendance de l’Algérie et la liberté de tous les Algériens ».

Oui, l’idéal pour lequel le peuple algérien s’est battu était beau : l’indépendance et la liberté. Il s’est battu vaillamment jusqu’à la victoire finale, dans une guerre asymétrique, face à un ennemi aux forces disproportionnées qui n’a lésiné sur aucun moyen ni aucune méthode pour mater la rébellion et garder l’Algérie française.

Ceux qui ne connaissent pas l’histoire peuvent se demander pourquoi Mme Yamina Cherrad Bennaceur arrive, au lendemain de l’indépendance, à exprimer un tout autre sentiment que la joie et savourer la victoire dans la liesse générale. Nous sommes en juillet 1962 et Mme Cherrad, avec son bébé né dans le maquis, est affectée à la sinistre ferme Ameziane : « Je ne comprenais plus rien. Pourquoi s’entredéchirer ainsi, notre but commun enfin atteint ? Qu’est-ce qui pouvait nous opposer, à l’heure de la reconstruction, face aux défis de l’indépendance ? Je me sentais perdue dans cette ville que je ne connaissais pas, dans ce lieu macabre où chaque jour, une trace venait me rappeler ou me faire imaginer les atrocités qui s’y étaient passées ».

M. Khalfallah y répond avec des mots très simples : « C’était un beau rêve qui allait, malheureusement pour mon pays, se transformer en cauchemar ».

Des hommes et des mythes

Dans son livre témoignage, « La Wilaya II historique, l’ombre de Constantine », notamment dans sa deuxième partie, M. Khalfallah opère un véritable démontage des événements qui ont fait que ce rêve se transforme en cauchemar. L’été 1962 a été chaud et le basculement dans une guerre civile a été évité de justesse. Si l’Algérie n’a pas plongé dans le chaos, ce n’est pas grâce aux stalino-jacobins de l’EMG, mais à des hommes sages et du peuple qui a scandé « Sebaa s’nin barakat » (sept ans ça suffit), que le sang des Algériens ne coulât pas à flot dans un conflit fratricide. Oui, la fin de la guerre n’a pas été douloureuse uniquement à cause de la sinistre OAS, mais aussi à cause d’affrontements fratricides provoqués par ceux qui n’avaient qu’un seul objectif : la prise du pouvoir. Il y a eu des morts, beaucoup de morts. Des morts de trop.

Comme tous les Algériens soucieux de connaitre leur Histoire, j’ai lu et je lis toujours, peut être avec moins d’intérêt aujourd’hui, ce qui s’y rapporte. Depuis longtemps, depuis toujours serait plus juste, il y a un excès de sacralisation de nos ‘’héros’’ au point de leur enlever leur dimension humaine.  Pour illustrer mon propos, j’emprunte cette phrase écrite par mon ami Mohamed Koursi dans son magnifique ouvrage « Jeux de pouvoirs en Algérie, plumes rebelles » : ‘’L’écriture de l’histoire est ainsi faite. Elle gomme la part de l’Homme pour mythifier la légende. Une sorte de désincarnation où le regard supplante le sujet, où le verbe déclasse la texture’’.

Je pense que tous les algériens aimeraient connaitre les hommes avant les légendes. Et je pense que le meilleur exemple nous est donné par Rachid, le fils de Mohamed Boudia, rabi yarahmou : ‘’J’ai envie de comprendre ce qui faisait agir mon père, ma quête est instinctive. J’en avais marre de voir la même photo, les mêmes textes, on en a fait un héros, mais un héros c’est lisse, sans aspérités. Il était humain avec les mêmes caractéristiques sociales que les autres. Je cherchais quelqu’un qui me parle de l’homme’’.  

Oui les héros étaient avant tout des hommes. Des hommes qui pouvaient se tromper parce que nul n’est infaillible. C’est rare de trouver des reconnaissances de ce genre : ‘’Des bavures furent commises, et certains éléments innocents payèrent injustement. La justice révolutionnaire nourrie par la passion et la peur n’avait ni le temps ni les moyens de rendre une justice convenable’’.

Un seul héros, le peuple

La guerre d’Algérie n’a pas été une sinécure pour ceux qui ont pris les armes et tous les combattants n’avaient pas la même force de caractère pour résister à l’enfer de cette sale guerre : ‘’Enfin, durant les opérations ‘’Challe’’, certains de nos combattants, à bout de nerfs, finirent par céder et se rendirent à l’ennemi, tandis que d’autres se mirent carrément à son service’’.

Et ce qui le plus désolant dans toute cette histoire, c’est que la plus grande victime de la colonisation, la plus grande victime de la guerre, a été aussi la plus grande victime de l’indépendance : le peuple. Parce que sans ce peuple, rien n’aurait été possible comme le souligne parfaitement Jean Jaurès : ‘’Une minorité révolutionnaire, si intelligente, si énergique qu’elle soit, ça suffit pas, du moins dans les sociétés modernes, à accomplir la révolution. Il y faut le concours, l’adhésion de la majorité, de l’immense majorité’’.

On ne soulignera jamais assez le rôle de l’immense majorité du peuple algérien dans cette révolution.  Et malheureusement ce n’est pas tous les acteurs qui le reconnaissent comme le fait l’auteur de ce livre : ‘’Car il faut le dire, tout le mérite de cette lutte revient au peuple qui a enduré toutes les souffrances pour soutenir ses vaillants enfants décidés à combattre, les armes à la main, jusqu’à l’éradication d’un colonialisme des plus abjects de la planète’’.

Oui, les habitants des mechtas, des douars villages, autant que des quartiers indigènes des villes et ont été les sherpas de notre révolution et les oubliés de l’indépendance.

L’auteur nous donne à lire, à travers son ouvrage d’autres témoignages sur la souffrance et les sacrifices de ce peuple qui a soutenu son armée de libération nationale. Je partage avec vous ces passages :

‘’Mais une fois les forces ennemies parties, sans doute appelées à d’autres sales besognes, nous vîmes, en sortant des buissons, le long de la piste, des petites filles alignées, en guenilles, pales et chétives, aux yeux livides, venues à notre rencontre pour nos offrir, au prix d’une privation pénible, quelques boulettes composées d’orge fermenté, d’huile noirâtres et du sel, un mets dont je garde à ce jour la saveur : celle d’un affamé surement, mais aussi et surtout, celle dégagée par ces cœurs tendres et innocents d’enfants d’un peuple uni dans sa lutte contre l’oppression et le joug colonial’’.

Un peu plus loin dans la page 61, l’auteur écrit : ‘’Tous, d’une façon ou d’une autre ou d’une autre, ont participé, parfois plus durement et plus vaillamment que nous, à ce glorieux combat pour la liberté et la dignité’’.

‘’À cette époque, il m’arrivait de taquiner parfois les responsables en leur faisant remarquer que les vrais combattants c’étaient la population qui portait sur ses épaules le plus lourd fardeau de la résistance armée. C’était elle qui s’exposait le plus, subissant à tout moment brutalités et humiliations, emprisonnements, maltraitance, exécutions sommaires et punitions collectives de la part des forces colonialistes. Dans le même ordre d’idée, j’étais également sidéré de constater par moi-même que certains responsables poussaient le ridicule jusqu’à posséder une vache, pour traire le lait tout frais le matin et l’offrir à leurs épouses au petit déjeuner pendant que les djounoud se contentaient d’un petit morceau de galette dur de farine d’orge’’.

Le confort de Lausanne et les dures conditions du maquis

Dans la deuxième partie de son livre, M. Khalfallah revient sur la crise de l’été 1962 et les événements qui ont scellé le sort peu reluisant de l’Algérie post indépendance. C’est la grande déviation du noble idéal qu’a été la révolution algérienne. Parce que c’était le moment où, comme le souligne l’auteur, ‘’la vraie bataille allait commencer et qu’il fallait encore d’autres sacrifices, d’une autre nature, nécessitant un grand dévouement… Car c’est dans cette phase que la sincérité des combattants allaient se montrer ’’.  

Mais les desseins inavoués de certains et les prémices de la déviation commençaient à transparaitre : ‘’Il est important de signaler pour l’histoire, qu’à une certaine période, nombre de ces éléments, étaient pressés, sinon ravi de fuir le terrain de combat et de rejoindre la Tunisie. Comme toujours il y a des exceptions mais qui ne furent d’aucune influence pour la suite d’événements qui allaient briser le cours de la Révolution… Il faut noter que de nombreux lettrés ou étudiants algériens préférèrent rejoindre le maquis de Lausanne ou étudier dans les universités étrangères plutôt que de répondre à l’appel de l’UGEMA’’.

La déviation ne date pas de la fin de la guerre. ‘’Au début de l’année 1959 … les dirigeants extérieurs connurent leur première crise qui allait déclencher un processus irréversible de déviation révolutionnaire, et cela pendant que De Gaulle lançait une guerre totale et implacable contre les combattants de l’intérieur’’.

L’implosion date du CNRA de Tripoli. La marche de l’histoire n’a pas raté une marche à Tripoli. Elle a loupé une volée d’escalier complète. Ce qui fera dire à l’auteur ceci : ‘’Ma désillusion fut grande lorsque je m’aperçus … que les enjeux étaient tout autres et que dans les coulisses, les rencontres entre responsables tournaient plutôt autour de la question de formation de clans pour la mainmise sur un pouvoir qui, désormais, devait s’appuyer sur l’armée des frontières … Ce qui se passa ensuite constitua un imbroglio décourageant qui mit au grand jour l’immaturité d’une grande partie de nos dirigeants, tombés bêtement dans le piège des provocateurs de l’État-major’’.

La wilaya II historique a été la première à souffrir face à ceux en qui Mme Cherrad ne reconnaissait pas la culture du maquis : ‘’Des soldats très nombreux venus de Tunisie … Certains se comportaient comme des envahisseurs’’. Tout le monde sait que le baptême de feu de beaucoup d’entre eux, c’est sur leurs frères de l’intérieur qu’ils l’ont fait et non sur l’ennemi, la soldatesque de Challe, Bigeard et autre Aussaresses. Et les responsables et les djounouds des wilayas qui se sont opposés à la cavalière prise d’Alger, n’avaient pas beaucoup d’alternatives : l’exil et la mort pour un certain nombre de dirigeants. L’abandon de toute contestation, le retrait dans l’anonymat pour d’autres ou le retournement de la veste pour les opportunistes. La suite, je pense que tout le monde la connait.

Pour conclure, je peux dire que j’ai énormément apprécié ce récit dans lequel j’ai retrouvé, avec beaucoup d’émotion, la trace d’un vieux maquisard qui m’a témoigné de beaucoup d’affection et surtout protégé un jeune trublion introduit, sans glaive et sans filet de protection, dans une arène byzantine. Si Kamal Saker, décédé entre temps, était sur la liste proposé par le défunt Sawt El Arab à l’assemblée constituante. Qu’ils reposent tous les deux en paix.

C’est aussi avec beaucoup de fierté que je dis que c’est dans le même lieu accroché à un flanc du massif des Bibans et dans la même demeure où se réunissaient les historiques des wilayas 2, 3 et 4 ainsi que les représentants de la fédération de France, que mon sort a été scellé, 23 ans après.

Aomar Khennouf

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