L'Algérie de plus près

Ali Fedjani, le miraculé de Sendjas

Les Algériens ne se sont pas battus pour leur liberté par pur hasard. Ils se sont révoltés contre l’injustice et l’ignominie de l’occupant français. Ils ont payé un lourd tribut pour se défaire d’une occupation coloniale particulièrement oppressante, faite de souffrance, de famine, de pauvreté, d’humiliation et de massacres.

Et la liste des méfaits du colonialisme français n’est pas près d’être close. Pour mieux éclairer nos jeunes, qui n’ont pas vécu la dramatique époque de l’Algérie française, nous avons jugé utile de présenter l’histoire véridique d’une famille algérienne durant les sombres années d’occupation.

Les faits remontent à l’année 1944, dans un douar situé sur les hauteurs du village de Bougainville, aujourd’hui Sendjas, dépendant d’Orléansville (Chlef actuellement). Dans cette « bocca » miséreuse vivait la famille Ferdjani composé du père, de la mère et de trois enfants dont une fillette. Certes, leurs conditions de vie étaient déplorables mais la famille vivait tranquillement quand même. Sa misère équivalait celle des toutes les familles autochtones de cette époque.

L’aîné, alors âgé de 7 ans, coupait et vendait du bois pour aider son père car ce dernier n’avait d’autre ressource que le maigre revenu que lui rapportait bon an mal an les quelques chèvres qu’il faisait paître sur les talwegs dénudés de la région.

Massacrés pour une broutée d’herbe

Un jour, le père Ferdjani, qui était vieux et malade, ramena ses chèvres paitre près du verger d’un colon. Par mégarde, deux ou trois d’entre elles pénétrèrent à l’intérieur de la propriété, attirées par l’herbe verte, elles s’attaquèrent aussi à quelques branches d’arbres fruitiers. Atterré par ce qu’il voyait, Ferdjani se précipita pour faire sortir les bêtes mais trop tard : déjà le propriétaire du verger a tout vu et il n’était pas loin de l’endroit où s’est déroulé ce qu’il considéra comme un « crime ». Le colon se pointa devant le vieil homme et l’insulta copieusement, il réclama méchamment la saisie des bêtes comme indemnisation sur le fait. Devant le refus catégorique du vieux, le colon se mit très en colère et poussa le berger qui tomba par terre. Ce dernier se releva et asséna un coup de matraque au « roumi » sur la tête, lui provoquant une plaie sur le crâne. Le colon revint chez lui tout en sang.

Le vieux berger retourna chez lui en tremblant car il savait qu’il a commis l’irréparable et que quelque de malheur allait se produire. En effet, vers les coups de minuit, des inconnus (c’était le colon avec ses enfants et ses voisins) s’attaquèrent à la famille Ferdjani qui habitait une sorte de cabane en terre battue avec une porte branlante en bois. Les assaillants, au nombre de sept, ont détruit la porte à coup de crosse de leurs fusils de chasse et ont fait sortir le père et la mère pour les tuer devant les propres yeux de leurs enfants. Un acte de criminalité et de barbarie par excellence. Ensuite, ils brûlèrent la cabane avec tous ce qui se trouvait à l’intérieur. Même les chèvres furent abattues dans leur enclos.

Quant aux enfants, les colons ont réussi à en capturer deux, le troisième ayant pris la fuite.

Des enfants réduits en esclaves

Les colons ont mis la main sur l’aîné de la famille Ferdjani, Ali, sept ans, et sa sœur Denia, cinq ans, qui s’est retrouvée à Masséna (Ouled Ben Abdelkader) chez une famille des colons. La pauvre fille était maltraitée malgré son très jeune âge. Elle faisait la vaisselle, le ménage et elle devait obéir aux consignes de la maîtresse de maison telle une femme de ménage. Devenue adulte, elle se déplaça avec la famille de colons à Tizi Ouzou où elle se maria avec un garde mobile de sécurité (GMS). Elle restera dans cette ville jusqu’à l’indépendance.

Le deuxième enfant de la famille Ferdjani, Salah en l’occurrence, celui qui a échappé au massacre, est resté dans le douar auprès de ses cousins. Orphelin, il se faisait employer tantôt comme berger ou bûcheron. Il n’avait pas de temps libre pour vivre son enfance car si on le trouvait assis sans aucune tâche on lui demandait de ramener l’eau d’une source lointaine. Ainsi passait-il ses jours. Salah a grandi en se déplaçant d’un foyer à un autre juste pour manger à sa faim.

Le destin d’Ali

Quant Ali, l’aîné des enfants, il s’est retrouvé à son tour dans une ferme près du lieudit Cinq palmiers, au nord d’Orléansville, chez un colon raciste. Ali a subi toutes sortes de mépris. On ne sait pas comment il s’est retrouvé dans ces lieux lui et sa sœur Denia. Une chose est sûre, c’est que le méchant colon propriétaire du verger est derrière toute cette malheureuse histoire pour se débarrasser des membres de la famille Ferdjani une fois pour toutes.

Dès l’arrivée du garçon à la ferme, le patron le chargea de la garde de son troupeau de cochons. Le petit Ali passait toute la journée avec ces bêtes impures pour un musulman, il marchait pieds nus, vêtu d’une gandoura déchirée, il avait le droit de manger une seule fois dans la journée et c’était au retour du troupeau à la ferme. Parfois émue par la condition du jeune indigène, l’épouse du fermier lui glissait quelques morceaux de pain qu’il mangeait en cachette.

Ali dormait avec les cochons. Il pleurait sur son sort pendant les nuits glaciales de l’hiver car il n’avait ni lit ni couverture pour se prémunir du froid à l’intérieur de la soue (étable à cochons).

Ali grandit donc dans la faim, le froid ; il portait les mêmes frusques. Il demeura dix ans dans cet univers de privation sans jamais le quitter. Il goûta l’amère misère parce qu’il était orphelin, faible et il n’avait d’autre choix qu’obéir aux ordres de son patron qui le punissait parfois en lui assénant des coups de poings ou de bâton.

Et comme on dit, chaque début a une fin. Un jour Ali rencontra un autre berger dans la forêt qui lui conseilla de prendre la fuite au lieu de rester prisonnier de la maudite famille de colons.

Un séisme dévastateur… et salvateur

Ali prit son courage à deux mains et s’engagea sur la route goudronnée pour rejoindre la Orléansville. Il abandonna ses bêtes sur les berges de l’oued Wahran juste avant le coucher du soleil. C’était dans la soirée du 9 septembre 1954. Après deux heures de marche forcée, l’orphelin arriva enfin en ville. Il est vite attiré par les lumières vives des lampadaires et des nombreux bâtiments imposants du centre-ville. Il continua son chemin jusqu’à un bel immeuble d’où se dégageait une bonne odeur de cuisine.  C’était un restaurant huppé fréquenté par les colons. Il hésita un moment devant la porte d’entrée en regardant toutes ces personnes bien habillées, assises sur des chaises autour de tables aux nappes blanches, dégustant des plats qu’il n’a jamais imaginé de sa vie. Ali ne put résister à la faim et la soif qui le tenaillaient, il poussa la porte d’entrée et se pointa devant les clients surpris par cette apparition inattendue. Tout le monde se boucha le nez, indisposé par l’odeur nauséabonde que dégageait Ali. Ne sachant pas parler le français correctement, il fit signe aux gens attablés qu’il voulait avoir à manger. A cet instant précis, il fût surpris par le propriétaire du restaurant qui lui asséna une violente gifle et le poussa hors du local. A l’extérieur, le pauvre Ali reçut plusieurs coups de pied alors qu’il gisait à terre. Ali se mit à geindre, pleurant et suppliant l’homme d’arrêter de le frapper.

Une fois le restaurateur rentré dans son local, la jeune victime se releva péniblement et se mit à implorer le Ciel. Au fond de lui-même, montait une sourde colère. Il se remémora l’assassinat de ses parents, l’incendie de sa maison, de ces gens qui l’ont éloigné de ses proches, qui l’ont séparé de ses frères et de sa sœur, qui ont fait de lui un berger chez un autre colon…

Ali continua son chemin à la recherche d’un endroit où il pouvait trouver un gite pour la nuit et peut-être une âme charitable qui pourrait lui offrir à manger.

Il erra ainsi presque une heure à travers les rues de la ville lorsque, soudain, un fort tremblement de terre secoua toute la ville, causant de graves dégâts matériels et humains. L’immeuble où se trouvait le restaurant d’où on le fit sortir avec violence ne résista pas à la secousse. Justice immanente ?

L’exil pour l’Europe

L’épouvantable séisme causa beaucoup de morts et des milliers de sinistrés. Dont le jeune Ali Fedjani qui bénéficia, comme beaucoup d’autres pauvres hères, des aides -nourriture et effets vestimentaires- que distribuaient des bienfaiteurs aux victimes du tremblement de terre. Au bout de quelques jours, Ali rencontra, un groupe d’hommes lui proposa de travailler avec eux dans un bar. Et voilà qu’Ali qui commença à mener petit à petit une vie presque ordinaire, se comportant comme les gens normaux, mangeant à sa faim, s’habillant correctement et dormant dans un lieu propre tout en gagnant un peu d’argent.

Après une année passée à Orléansville, le jeune Ali fit le déplacement avec son équipe à Affreville (Khemis Miliana aujourd’hui) mais cette fois-ci pour travailler dans un moulin détenu par un arabe. Ali passa presque une année dans ce moulin dans des conditions acceptables, avec ses revenus très modestes.

Un jour, Ali fit connaissance avec un jeune homme qui lui expliqua que la vie était meilleure de l’autre côté de la Méditerranée. Depuis cette rencontre, Ali ne cessa pas de penser à faire la traversée de la mer. Mais comment peut-on faire quand on était sans papiers comme lui ? Il ne réfléchira pas longtemps à la question car son camarade, celui qui lui a proposé d’émigrer en France, fit le nécessaire pour lui procurer des documents officiels.

C’est ainsi qu’Ali quitta l’Algérie sous domination française à bord d’un cargo se dirigeant vers la Métropole. Arrivé à destination, Ali fit connaissance avec des Algériens qui l’aidèrent à trouver un boulot d’abord comme plongeur puis manœuvre dans un et, enfin commis dans une boulangerie.

Cinquante plus tard, la terre natale

Ali gardait encore en mémoire les horribles scènes qu’il a vécues dans son douar. Dès qu’il voit un français ou qu’il entend quelqu’un parler la langue de Molière, son sang ne fait qu’un tour. Il ressent de la peine et est souvent pris d’une grande colère qu’il arrive difficilement à maitriser.

Après dix-huit mois passés en France, Ali quitte le territoire pour rejoindre l’Allemagne. Il se fait recruter comme chauffeur dans une entreprise de production de médicaments. Il apprend l’allemand auprès de ses collègues et voisins, très vite d’ailleurs parce qu’il voulait à tout prix oublier les Français et les misères qu’ils lui ont fait subir depuis l’âge de 7 ans.

Ali vivait d’une façon honorable, il percevait une bonne paie, il avait un foyer mais ne put se résoudre à prendre épouse. Et encore moins à entrevoir un possible mariage et avoir des enfants. Ce qu’il a vécu l’en dissuada car il craignait de perdre cruellement un jour des membres de sa famille.

Ali Ferdjani bénéficiait de beaucoup d’avantages, quand bien même était-il étranger. Comme ses collègues allemands, il avait droit au congé payé qu’il passait à l’étranger chaque année. Ali a visité beaucoup de pays sauf son pays natal l’Algérie, il pensait que personne ne le connaissait dans cette partie du globe.

Après cinquante ans, Ali reçoit une information que des membres de sa famille proche vivaient toujours à Chlef. Il décida alors de revenir au pays en 2012. Arrivé à Chlef et après des recherches soutenues, il réussit à trouver une nièce, la fille de son frère Salah. Les retrouvailles étaient très émouvantes. Ali restait chez sa nièce qui habitait El Karimia pendant vingt jours puis revint en Allemagne.

Depuis cette rencontre, Ali prit l’habitude de revenir chaque année rendre visite à la famille qu’il lui reste en Algérie. C’est lui qui a raconté l’histoire à sa nièce et ses enfants, qui nous ont raconté la triste histoire de leur oncle Ali.

Aujourd’hui, Ali Ferdjani n’est plus. Il est décédé et enterré en Allemagne.

Mostefa Mostefaï

One thought on “Ali Fedjani, le miraculé de Sendjas”
  1. Bonsoir,
    L’histoire de Ali FERDJANI m’a tellement émue ,Allah yerahmou ou wessa3 3alih…
    Cette douloureuse histoire, qui fait partie de notre histoire mémorielle m’a fait rappeler l’histoire de l’enfant soldat,unique rescapé d’un douar de Lakhdaria,massacré par les parachutistes…retrouvé vivant à coté de sa mère et de son frère jumeau morts….J’ai tellement pleuré….il a été pris par les paras dans leur quartier ensuite remis aux religieuses qui l’ont pris en France à l’indépendance.Il avait moins de 06 ans. C’est sa fille,universitaire,qui a écrit son histoire après tant de recherche, en trouvant une photo de lui ,petit ,habillé par les paras qui lui avait confectionné une tenue de combat à sa toute petite taille.

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